En mai dernier, le 16 est parti à la rencontre de Specta directement dans sa commune d’origine en Martinique, le Saint-Esprit. Ancien artiste urbain, Specta est aujourd’hui présentateur et créateur de contenus sur les réseaux sociaux. Mais c’est avant tout un passionné de musique urbaine : un véritable dictionnaire. C’est pourquoi nous avons souhaité passer en revue avec lui l’histoire de la scène rap des Antilles françaises (Martinique, Guadeloupe), scène trop souvent ignorée par les médias nationaux mais qui mérite évidemment une attention particulière.

C’est au début des années 90’ que le rap prend racine aux Antilles françaises. Influencés et inspirés par les rappeurs afro-américains, les pionniers du rap conscient comme KRS-One par exemple, des collectifs se forment en Martinique notamment et les freestyles rythment les rues de Fort de France. Le groupe Nèg Ki Pa Ka Fè La Fèt, dont Neg Lyrical fait partie, se fait remarquer par son titre Discipline. Le dénommé Dr. Jekyll, cousin d’un certain Lord Kossity avec qui il fera partie d’un groupe, est cité par Specta et par beaucoup de rappeurs « comme une référence qui n’a pas pu atteindre son potentiel », victime d’un accident de la route mortel. Si le rap se propage à cette époque, il faudra attendre le nouveau millénaire pour citer des singles « qui ont marqué la conscience antillaise, en Martinique ». En revanche, la Guadeloupe qui a connu la même influence hip-hop à période égale, a vu certains de ses artistes avoir très tôt du succès. Parmi eux figurent Daly, fondateur de la Horde noire avec 4 autres artistes, mais surtout Fuckly, issu du groupe N’o Clan. « Pour moi qui suit de la génération 90’, Fuckly est devenu le rappeur antillais qui personnifie le succès dans le rap ». Le rappeur originaire des Abymes voit plusieurs de ses titres devenir des singles : GGDN séduit (pour « Grand Genre de Nèg »), An ni marre résonne comme un cri de souffrance et Boss, Boss, Boss rythment les sessions. Fuckly passe en radio, fait des apparitions télévisées et des prestations live. Après trois albums et un tube « transgénérationnel », Doudou, à résonance konpa, il devient Misié GG et quitte le rap pour s’orienter définitivement vers des notes zouk et konpa. Si beaucoup de jeunes le connaissent aujourd’hui pour cette seconde partie de carrière uniquement, Specta rappelle que nombreux sont ceux qui le considèrent comme le meilleur rappeur des Antilles. « En Guadeloupe, beaucoup de chanteurs me parlent de Radyo Tanbou », comparable à Skyrock à l’échelle locale, la radio diffusait les artistes Reggae, Dancehall et Rap en quête de freestyles. Elle aussi a participé à la diffusion du genre, et à la formation du rap underground dans la dernière décennie, rapporte Specta.

Contrairement aux Etats-Unis ou à la France hexagonale, zones dans lesquelles « musique urbaine » rime avec « rap », les Antilles présentent la caractéristique d’une pluralité de musiques urbaines : le Dancehall, le reggae et le rap, ce dernier étant « celui qui est le moins dans notre ADN ». « Si je te demande qui est le gros chanteur urbain des années 90-2000, c’est Admiral T, c’est Krys, c’est Saël qui sont des chanteurs reggae dancehall. » Fuckly peut rivaliser, mais sa notoriété est exceptionnelle encore pour un rappeur. C’est à partir de 2005/2006 que le rap a changé d’envergure aux Antilles. Selon Specta, deux facteurs peuvent notamment justifier sa progression.
Premièrement, l’arrivée du krunk des Etats Unis, popularisé par le rappeur Lil Jon, sur les terres antillaises. Ce « dérivé totalement festif du rap d’Atlanta » ne peut que satisfaire ces amoureux de la fête. Importé en Guadeloupe et en Martinique par des artistes comme Shaolin, Mali ou encore Dawa, le krunk « est ce qui a fait le rap antillais commençer à vraiment rentrer en soirée ». En 2006, Ki zeb ki shit, un titre devenu classique de Dawa vient secouer une génération entière. « Parallèlement à ça, Mali sort Métrizé Tchad Aw. Alors qu’il rappe depuis dix ans, il sort un krunk » et son titre résonne partout ! Même formule, le refrain est entraînant et simple à retenir, et les vices festifs explosent en soirée : après la fumette de Dawa, Mali conseille de se contrôler une fois alcoolisé.

Mais le facteur le plus marquant reste sans aucun doute l’arrivée d’internet. Pour sa facilité de diffusion à un plus large public, et inversement pour la facilité d’accès à un spectre musical élargi. Le premier fait éminent que se remémore Specta est l’album « Ouest Side » de Booba. S’il était inconnu du grand public antillais avant, « tout le monde connaissait chaque mot de Ouest Side, mais personne en Martinique n’a acheté l’album. C’est internet, c’est le téléchargement illégal, c’est LimeWire, c’est Kazaa… A tel point qu’il est venu faire un concert ici (Concert à La Ferme Perrine, 2006, visionnable sur Youtube) et tout le monde chantait mot pour mot ». Avant cet album et ses hits comme Boulbi, Garde la pêche ou encore Mauvais garçon, « ça n’existait pas un son de rap français qui retourne une soirée antillaise ». Comprenez ici que le rap hexagonal n’était pas écouté avant 2006, sauf par les plus connaisseurs des Antillais. Comprenez aussi que les soirées ont toujours été, et sont encore aujourd’hui, un réel indicateur sur le succès des singles et des artistes. Le public valide, les DJ pull up et depuis les années 2010 et un artiste urbain majeur, les radios s’y intéressent.

En Martinique davantage – la Guadeloupe ayant toujours vu des artistes très marqués rap (Fuckly, Shaolin, Misié Sadik entre autres) – les musiques urbaines se sont souvent croisées et inspirées les unes des autres. Les artistes s’accaparaient les faces B des morceaux de rap français pour poser à leur tour dessus. Un tube de La Fouine, Paname Boss, a fait l’objet de nombreux remix, dont un officiel avec Admiral T, Kalash, Young Chang MC, X-man et Lieutenant. « L’un des plus gros classiques de Paille (Toaster, chanteur de dancehall martiniquais) s’appelait Bésé zyé ba yo, c’est un son contre le racisme, qui reprend la prod’ de Boulbi. Son Dj, Dj Gil, remixe pour que ça fasse un peu Dancehall et c’est un hymne ! ». Ces revisites ne sont bien évidemment pas exclusivement françaises. Specta revient sur le titre Soul Survivor de Young Jeezy et Akon, qui a été repris par les Jamaïcains Sizzla, Shabba Ranks et Vybz Kartel, mais aussi par les Antillais Paille, Lieutenant, Byronn et Straika : « T’es en soirée, tu as le son américain qui passe, le son jamaïcain et le son antillais qui passent, puis ensuite tu as Boulbi de Booba et derrière Paille qui pose sur Boulbi. D’un coup tu as presque toutes les cultures qui sont représentées ».

Lorsque que l’on demande à Specta une expression pour définir le « rap antillais », la première qui lui vient est « melting-pot ». Les Antilles sont en effet à la croisée des chemins, « la combinaison de toutes les influences : Dancehall Jamaïcain, Reggae Jamaïcain, Dancehall antillais, Reggae antillais, Socca, Rap américain, Trap américain, R&B, Rap Français… De la même façon que des artistes comme MHD et Niska sont le résultat du croisement Rap FR, Rap US et Afro, on est le résultat de tout ça plus le reste de la Caraïbes, le Dancehall vraiment ».

« Dans les films de mutants, il y en a toujours qui absorbent le pouvoir des autres mutants, pour moi on est ça ! […] On sait tout faire, les artistes sont complets, on est des caméléons. Et c’est même pas qu’on copie, on a pris les trucs et on les a fait à notre sauce, en ‘‘court bouillon’’ comme on dit aux Antilles ! Ça existe nul part ailleurs, on est un petit point dans le monde, et je ne connais aucun autre petit point qui sait autant tout faire. »

Specta, à propos de la singularité des Antilles

C’est de cet important carrefour des cultures que s’est nourri le talent du prénommé Kalash. Martiniquais, il est devenu en une dizaine d’années l’un des plus grands artistes que les Antilles aient connu. Aperçu pour la première fois par Specta en 2006 sur une scène mouvementée d’un lycée – anecdote à découvrir en vidéo –  Kalash entre dans la musique par le dancehall et le reggae, rejoint l’underground par les sound systems. Son premier tube datant de 2010, Pran pié, en featuring avec l’important Lieutenant, « est un dancehall pur et dur, ‘‘on s’amuse’’ : c’est littéralement ce que ça veut dire en créole ». Ce titre est présent sur son premier album, Kalash, aux côtés d’un autre single, Mama. L’artiste grandit et connaît un grand succès en 2013 avec son morceau devenu classique, Independent Gyal (2 #Classic), « il le chante toujours jusqu’à maintenant sur scène, c’est toujours du Dancehall ». « Millions de vues, il fait des prestations en Martinique, Guadeloupe, Guyane, dans les soirées Antillaises en France etc… » Devant l’engouement de la communauté antillaise envers Kalash, Universal toque à sa porte et obtient sa signature. Un titre provoque un considérable tournant , « Bando est le tube incontestable de toute cette année-là – 2015 ». Premier single chez Universal, Specta met en avant le fait qu’il soit totalement en créole : « il n’y a pas une phrase en français dans ce son, c’est déjà une prise de position forte. Je pense qu’il y a un calcul de sa part, de s’être dit ‘‘ Krys on l’a beaucoup critiqué parce que son premier single à Universal était en Français’’ ». Bien que la rue soit le sujet central de son trap, le message est « hyper positif », il évoque sa face perverse et ne veut pas se soumettre à son piège : « la geôle ou la mort ». Transmettre un message est, de par les racines reggae notamment, très important pour les artistes antillais et leur public, Bando plaît donc énormément.

Kalash collabore avec Chris Macari pour la réalisation du clip de Chanson du Mwaka, il est également à l’idée originale du clip de Bando dans lequel Gato Da Bato apparaît : « on sentait déjà ce rapprochement Kalash/92i ». L’artiste a définitivement passé un step, et la France hexagonale commence à découvrir le phénomène. Sur son troisième album Kaos paru en 2016, la facette rap de Kalash s’affirme sans effacer les autres. Booba lui valide deux titres, N.W.A et l’incontestable platine Rouge et Bleu. Ils s’ajoutent à Taken, encore un tube dont seul le « Mwaka boss » a la recette. Si beaucoup le découvrent par le rap – même si Rouge et Bleu n’en est pas selon Specta – « Kalash n’est pas un rappeur, c’est un artiste caribéen […] Il s’imprègne de ce qu’il écoute, et il le fait à sa sauce ». Dans son dancehall, « Kalash est un singjay, c’est un gars qui toast, mais ce n’est pas que saccadé, il y a de la mélodie. Et il s’est dit qu’il pouvait être un singjay rap. Comme Travis Scott et Future aux Etats Unis, comme Booba en France avec le vocoder, sauf que Kalash sait chanter, c’est extrêmement rare ». La suite de sa carrière est bien connue de tous, en octobre 2017 avec un certain belge nommé Damso, Kalash s’envole direction la lune ou sa Mwaka moon.

« Se dire qu’un artiste martiniquais, qui a habité au Saint-Esprit d’ailleurs (rires), qui part de l’underground martiniquais, a le son le plus streamé en France de cette année-là, ça ouvre les yeux […] Pour les consommateurs avertis, et les gens qui pratiquent, imagine t’as un rêve et se dire que le gars fait des feats avec Booba et Vybz Kartel, tu te dis c’est possible en fait ! »

Bien qu’il ait été mentionné, notre attention ne s’est pas encore portée sur le trap antillais. Pourtant, le trap est arrivé dès les débuts des années 2010 en provenance d’Atlanta, « ce berceau qui a remplacé New-York », et est devenu très populaire rapidement. Un collectif Guadeloupéen, de leur nom les Chien La Ri, est considéré par Specta comme « les parrains du trap aux Antilles ». Membre majeur, Gambi G est souvent comparé à Gucci Mane. Lyrrix a eu lui aussi son importance en ramenant un flow kické : son featuring avec Pon2Mik, Zèb La I Fô, est son premier classique. Sans oublier La Mafia, disparu en mars 2021. En Martinique, c’est Blade qui ramène ce genre et « qui change tout » avec le titre Yinki bisness, sur une instru de Rick Ross (9 piece). « Avant on te disait de faire du dancehall, lui a fait son trap, son clip très street et je pense que ça a ouvert des portes ». Toujours en Martinique, Evil Pichon s’est fait rapidement connaître ainsi que Mercenaire et le reste du collectif TMG (pour Thug Music Group, avec Shin et Bruce Little). Tous « ont beaucoup apporté au trap »

Si Or Noir reste un classique du trap français, le seul selon Specta, Kaaris a eu sa période aux Antilles mais ne reste pas dans les mémoires et ne résonne plus dans les caissons, « Ici le trap le plus populaire est le trap antillais ». « Pendant un moment en 2013 je travaillais dans un collège, pour les enfants c’étaient [les artistes] des supers héros. J’ai vu les enfants être sur le trap à fond. Ils n’étaient pas sur le dancehall. Je me souviens d’une discussion que j’ai eu avec un élève qui me disait : ‘‘tu trouves pas que Mercenaire est plus fort que Paille ?’’ Pour moi c’était inconcevable j’ai grandi avec, pour eux, Merce le valait. C’est là que je me suis dit ‘‘le trap c’est le futur’’, et ça n’a pas manqué ! »

Si la première génération de trappeurs ne passait pas en radio, malgré de nombreuses vues et un public toujours séduit, c’est véritablement Kalash qui a ouvert les portes de la distribution grand public au rap. Devant le phénomène, les artistes ont pris conscience du fait qu’il est possible de passer en radio dans les années 2010 tout en rappant sans concession, mais également qu’il est possible de toucher le national tout en venant des Antilles. C’est ici que la nouvelle génération entre en scène. « Tiitof est le premier de cet arbre généalogique là à passer en radio », après avoir été inspiré par le trap de Mercenaire et d’Evil P. Ce dernier est d’ailleurs entré pour la première fois en radio grâce à leur featuring commun : Ki Mannye. Originaire de Guadeloupe, Mata est lui aussi de cette nouvelle génération, que l’on pourrait dire « bénie ». Les grands travaux de décloisonnement ont été réalisés, à eux maintenant de proposer le meilleur de leur art pour satisfaire l’assemblée. Specta voit dans ces artistes une nouvelle influence : « Quand je les écoute, les jeunes de moins de 26 ans, j’entends Ninho, là où avant on était très influencé par l’Amérique ». Comme pour le flow de Kima par exemple, le rap est très mélodique voire mélancolique, mais la rue reste toujours l’objet principal.

De cette nouvelle génération ne peut être mentionnée Meryl. Comme Kalash, Specta la définit comme « singjay ». Capable de toaster, de rapper comme de chanter. La Spiritaine a réussi à s’imposer et son avenir reste très prometteur. Souvenez-vous de sa semaine Planète Rap pendant laquelle elle a rassemblé et mis à l’honneur Martiniquais, Guadeloupéens et Guyanais, c’est par l’unité que la force sera dédoublée. Son talent est à la hauteur de son ambition de toujours : gagner un Grammy.

Malgré ses influences plurielles et ses talents à n’en plus compter, la scène rap aux Antilles a toujours été – et est encore aujourd’hui – confrontée à certaines barrières. Selon Specta, celles-ci sont « géographiques et numériques aussi ». « Rien que le fait que tu sois antillais, inconsciemment les médias te mettent une barrière déjà […] on nous voit comme ‘‘à part’’ ». Les médias généralistes ne s’intéressent pas ou peu à l’actualité antillaise, et des Outre-mer en général. Les médias spécialisés sur la musique urbaine eux non plus, ne s’intéressent que très peu aux artistes de ces régions. Pourtant beaucoup sont autant écoutés voire plus que des artistes de l’hexagone vus comme rookies ou émergents. Specta explique cela via le prisme du streaming – dictateur aujourd’hui du business, et non de la qualité – et le retard des antillais sur ce mode de consommation : « Le streaming n’est pas encore dans notre ADN […] on ne streame pas, ça fait moins de chiffres, et les maisons de disques et les radios regardent ça ». Skyrock a fait le choix de l’impartialité, les entrées en playlist sont basées uniquement sur les tops streaming. Une barrière va bientôt céder : « d’ici la fin de l’année » comme annoncé par Kalash et avec le soutien du député Guyanais Lénaick Adam entre autres, la plateforme numéro une mondiale, Spotify, jusqu’à maintenant indisponible aux Antilles-Guyane, devrait enfin pouvoir être utilisée par les auditeurs et artistes. Ces derniers doivent encore être éduqués au streaming pour changer leur mode de consommation et montrer leur intérêt via les outils actuels. Mais le plus gros travail n’est pas aux Antillais de le faire, mais bien aux médias nationaux ! Il faut bouleverser les mentalités et arrêter d’ignorer ces artistes français issus d’une très riche région, il faut accomplir ce devoir d’inclusion. La scène Antillaise ne doit plus être vue comme étrangère, mais bien comme une branche du rap Français, de la même manière que l’on considère les scènes parisienne et marseillaise. Dernière parole, cette scène est bien trop riche de talents pour que les Français et le monde entier ne lui tournent le dos, soyez curieux et ouverts, les Antilles ne vous décevront pas.

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16 Mesures débarque sur Youtube pour l’occasion, cette vidéo retrace les Success Stories de Kalash, Meryl et Kima et vient compléter l’article. Bon visionnage, n’hésitez pas à partager et à nous faire part de vos retours.