Le 6 avril 1993, un jeune de 17 ans est interrogé dans un commissariat du XVIIIème arrondissement parisien à la suite d’un vol de cartouches de cigarettes. Sa garde à vue est censée être levée, mais l’inspecteur Compain l’interroge de nouveau et l’intimide pour obtenir un aveu de vol avec effraction. « Pour lui faire peur », il sort son arme et colle le canon à son visage. La détente est pressée, Makomé M’Bowolé meurt sur le coup. Cette affaire obtient rapidement une grande résonnance médiatique, et trois jours d’affrontements, d’émeutes et de colères prononcées ont suivi. 

C’est ce drame qui a poussé et inspiré Mathieu Kassovitz à l’écriture d’un nouveau scénario. Un an plus tard, le tournage de La Haine débute, principalement dans la cité de la Noë à Chanteloup-les-Vignes (78). Sorti en salle le 31 mai 1995 déjà couronné du prix de la mise en scène du Festival de Cannes, le film réalise deux millions d’entrées en France. Il obtient en 1996 trois Césars, dont celui du meilleur film. Avec un écho dépassant les frontières, La Haine est devenu un film culte du cinéma français. Mais surtout, il a participé à un certain éveil des consciences, et a laissé derrière lui tout une génération, elle aussi, grandit dans la haine. Pour les 25 ans du film, le 16 est revenu sur les liens intimes qu’animent La Haine au rap. 

« C’était la Guerre Froide entre la funk et la rap musique, on avait tous la haine de Kassovitz » rappait Mac Tyer Comme en 90. Cette haine est celle des habitants des banlieues, stigmatisés, délaissés et victimes d’un traitement spécial. Elle est mise en scène à travers les trois personnages principaux : Vincent, dit Vinz (Vincent Cassel), Saïd (Saïd Taghmaoui) et Hubert ou Cousin Hub’ (Hubert Koundé). Un de leurs amis est tombé dans le coma suite à des blessures commises par un inspecteur de police. Après une nuit d’émeutes enflammées, les trois amis se retrouvent avec une haine encore grandie. En particulier pour Vinz, rongé par la volonté de venger son ami s’il ne se réveille pas. Vincent a récupéré durant les émeutes le Smith & Wesson perdu par un policier. La haine de Hubert est bien plus intériorisée, lui refuse la vengeance et rêve de quitter la cité pour une vie meilleure. Saïd joue le médiateur entre les deux bien que profondément dégouté par les violences qu’ils subissent. 

Ce film est très rapidement devenu une source d’inspiration pour les acteurs du rap français. L’année de sa sortie, un album nommé La Haine, musiques inspirées du film a vu le jour. Cette compilation de titres de groupes et d’artistes comme le Ministère A.M.E.R, IAM ou encore MC Solaar avait pour but de « transformer le spectre visuel du film et amplifier la vision de La Haine ».

« J’ai trop la haine, quand, j’arrive, ça sent le del-bor / Imagine Hubert, Saïd et Vinz dans le même corps / Comme Israël et Palestine dans le même camp »

La Vérité, Infinit’

Depuis, c’est une référence pour de très nombreux rappeurs eux même « banlieusards ». Tous ont grandi avec ce film, ces représentations et dans leurs mises en scènes quotidienne. Dans le troisième freestyle de la série Booska Blacklist, R.E.D.K alors guest de Fianso démarre son 16 ainsi : « Dans le tien [le quartier] comme le mien, on traîne la haine à Kassovitz ». Le film adopte une dimension éducative dans l’outro de CyborgNekketsu, Ken Samaras dit : « Grandir sans démarcation, éduqué par Cassel dans La Haine ». Les rappeurs se retrouvent dans le trio et dans la hargne qui les habitent. Mac Tyer est « marqué par la haine comme Saïd Taghmaoui » (93 killers). Dans Le piège, Alpha Wann dit avoir « la haine comme Saïd ou un Blood de la West Side ». Django utilise la figure de Vinz sur le titre Flex en kickant : « je ne suis bon que dans La Haine appelle moi Vincent Cassel ». Sinik est lui aussi « super haineux » tel l’acteur (Rap de Gwere en feat avec Seth Gueko) avant de rajouter qu’il est Epuisé « d’être le blanc qui a la haine de Vincent Cassel ». 

« Bilingue du scalpel, mon seum va d’Freezer jusqu’à Cell / La haine à Vince Cassel, les scènes d’la vie t’assènent »

Moot-Moot (Interlude) – 2Fingz

D’autres font référence au film sans forcément éprouver ni témoigner ce sentiment de dégout de la même manière. « Moi j’ai la haine, mais pas comme Vinz et Saïd / Car comme eux j’nique la police, mais moi, j’suis pas un caïd » (Sexion d’Assaut, Le ghetto s’exprime) Black M se rapproche ici de Cousin Hub’, les deux partagent ce sentiment sans la détermination d’une vengeance directe. De même pour YL dans Favelas, rongé par une haine différente de celle de Vinz. La sienne l’a mené à se sortir de la misère, par le rap, le deal et autres délits. Être impuissant face aux bavures policières peut irriter d’autant plus quand la future victime pourrait être sa descendance, Zefor témoigne : « J’ai un fils, donc plus la haine que Taghmaoui / Saïd j’ai rien contre toi, mais ton film reflète nos ies-v » (Dinero, Dabs ft. 13Block). Enfin, Lomepal et Akhenaton rappaient ensemble en 2014 : « Un jour je m’réveille, merde, il est pas trop tard / J’veux pas être rongé par la haine comme Hubert, Vince et Saïd » (Passe au dessus). Les deux refusent de se laisser guider par ce sentiment, qui pourrait leur faire prendre une mauvaise direction.

Comme tous les films culte, La Haine a ses scènes que l’on retient. Dans un titre faisant référence à un autre film incontournable, Cité de Dieu, Hornet la Frappe dit : « Classique comme clip de Wu-Tang sur cassette / Classique comme la scène du miroir de Cassel ». En plus d’une prouesse technique cinématographique, le jeu d’acteur de Vincent Cassel et l’expression de Vinz ont marqué les esprits. Seul devant son miroir, il s’imagine braquer quelqu’un avec son revolver. Le bruit assourdissant du tir présage une scène future… Booba s’est lui aussi inspiré de cette scène dans le titre Daniel Sam, alors que le désir de vengeance l’habitait : « J’lâcherai pas le steak, encore moins la chicken wings / Le matin devant le miroir j’ai la muerte tout comme Vinz »

Juste après avoir disposé ses platines et ses enceintes à la fenêtre, DJ Cut Killer en personne commence son mix et fait danser la cité de la Noë. Un mélange parfait entre le célèbre « Justice nique sa mère » d’Assassin (Je glisse), l’hallucination auditive de KRS One (Sound of da police) et une déclaration d’amour de Joey Starr aux bleus (Police, Suprême NTM). Le classique Non, je ne regrette rien d’Edith Piaf se mélange à cette haine, comme une réponse de la police. Pendant que Cut mixe, Vinz traîne avec Saïd et croit voir une vache déambuler entre les bâtiments… Le rappeur marseillais orné d’Or et de Platine s’est inspiré de cette scène, et d’autres d’ailleurs, pour réaliser le clip du titre Dans l’appart en 2015. En plus du taureau qui se pavane, Jul rappe devant son miroir, les jeunes font un barbecue sur le toit d’un bâtiment, les journalistes sont la cible de jets de pierres et comme Saïd, un jeune se retrouve avec un trou dans sa coupe de cheveux.

Une des choses les plus marquantes de La Haine reste cette réplique d’Hubert. « C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Le mec au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… ». Avec cette histoire répétée plusieurs fois au cours du film, Cousin Hub’ a inspiré de nombreux artistes. A l’instar de Demi Portion, Jul et Medine, Jusqu’ici tout va bien est le nom d’un titre de Booba, extrait de l’album Temps mort (2002). Mais la réplique ne se termine pas de cette manière. Comme Sam’s le rappelle dans Les 24h du banc « Hubert l’a dit : « L’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage » ». Django y fait une référence plus indirecte : « Cousin Hubert méprise Lutèce / J’attends la chute, elle est muette » (Jason Bourne). Tout le long du film Hubert se montre hostile à l’environnement de la ville-lumière et de ses banlieues assombries. La chute du film est à la fois bouleversante, puis muette.

« Je finis au petit matin comme la vie de Vinz » (Œil de verre) Si Hugo TSR rentre de soirée à 06 heures, Vinz lui se fait interpeller par trois policiers en ronde. Intimidation, utilisation du canon, le schéma se répète. Comme Makomé, la détente est pressée et Vinz meurt sur le coup. 

La Haine a illustré la vie des cités et de ceux qui les habitent, victimes quotidiennes d’injustices qui ne devraient pas avoir lieu. Si la police est là pour protéger la population, « qui nous protège de la police » rétorque Hubert. Depuis 25 ans, la situation n’a pas changé. Les années passent et les affaires se suivent. Zyed, Bouna, Adama… A l’heure où nous écrivons cet article, une nouvelle bavure vient d’avoir lieu à Villeneuve-la-Garenne. Guizmo se le demande, Qui sera le prochain ? à figurer sur la liste des victimes.