Crieur de l’armée des Grecs lors de la guerre de Troie, Stentor est passé d’un personnage mythologique à une expression populaire « avoir une voix de Stentor » qui signifie avoir une voix puissante, retentissante tout en restant audible. En 2025, Médine annonce un neuvième album en plusieurs actes en s’appropriant, à très juste titre, l’appellation de « Stentor ».
On a eu l’occasion de se croiser plusieurs fois, la dernière, c’était au Casino de Paris en octobre 2022. D’ailleurs, ta première partie était Tif, qui a rencontré un succès fulgurant ensuite…
C’est vrai ! Ça m’est déjà arrivé plusieurs fois dans ma carrière. Je me rappelle que la Sexion d’Assaut avait fait ma première partie à la Cigale alors que le groupe n’était pas connu et que leur premier Planète Rap, c’était le mien (rires). Il y a une vraie fierté d’avoir été à un moment présent dans les prémices de leurs succès.
Tu défendais à ce moment-là, ton album Médine France, quel bilan tu en fais en 2025 ?
C’est un bilan musical très positif parce que c’est un album très central dans ma carrière. Je reviens à du rap plus offensif, plus sociétal, plus revendicateur. J’ai commencé la musique par cette forme-là et cet album rend hommage à ce que j’ai été dans le passé. Médine France m’a reconnecté au Médine originel (rires).
Puis, il sort à un moment où le rap français est plus lisse vu qu’on sort d’une période de pandémie et qu’on avait besoin de faire la fête, donc il a fait du bien vu qu’il apportait beaucoup de fond et de réflexions.
C’est vrai que le contexte en fait un album particulier, parce qu’on est aussi à un moment électoral de bascule avec le deuxième quinquennat de Macron et la libération de la parole de l’extrême droite qui s’intensifie sur les plateaux TV. Ce mal nous guettait et on ne l’a pas vu venir, car, en effet, on était dans un esprit de fête et de divertissement. On pensait tous à retourner sur les terrasses boire des cafés (rires), seulement, la fête s’est arrêtée assez vite.
Médine sur scène, c’est quelque chose, qu’est-ce que tu aimes encore dans cet exercice-là ?
Créer. Je prends autant de plaisir de créer sur scène qu’en studio : faire de la mise en scène, faire de la scénographie, écrire des interludes et des transitions, choisir quel titre sera en intro ou en outro, les répétitions… Être sur scène, c’est un terrain de jeu incroyable.

Tu fais partie des rappeurs qui ont des musiciens sur scène et qui ont donné envie à d’autres d’en avoir aussi.
C’est un concours de circonstances parce que je suis encore un enfant du DJ Set et du sampleur. Quand je décide de prendre des musiciens, c’est uniquement dû à ma rencontre avec Kaonefy, qui a réalisé mes derniers albums et qui est devenu mon batteur sur scène. Je ne me voyais pas sur scène à défendre ma musique sans l’intégrer au show, donc ça s’est fait en switchant avec les musiciens. En plus, c’est un formidable prétexte pour séduire les programmateurs et les salles qui adorent voir du rap avec des musiciens : « Ah, c’est enfin de la musique ! » (rires).
C’est ce qui t’a amené aussi à faire cette tournée acoustique derrière ?
Totalement. Je travaille aussi avec Guillaume Zolnierowski, qui a réalisé beaucoup de mes morceaux comme Gaza Soccer Beach. On se connaît depuis longtemps. Il s’est mis exprès au clavier pour cette tournée. L’idée germe quand on décide de faire un live acoustique filmé à La Halle aux poissons au Havre. On publie sur YouTube, et on se rend compte que le public adore et nous aussi. On décide de repartir en tournée avec cette formule. Rien n’est jamais programmé, juste on essaie et si ça fonctionne, pourquoi ne pas aller plus loin ? Je suis dans ce mood.
Est-ce que cette tournée t’a permis de redécouvrir la puissance de certains de tes morceaux qui avaient fini par te lasser à force de les jouer sur scène ?
Totalement. Il y a des morceaux que je ne jouais plus et que j’ai décidé d’exhumer pour la tournée acoustique et que j’ai redécouverts. Ils m’ont autant procuré de nouvelles sensations que pour le public. Par exemple, j’ai eu cet effet-là sur Arabospiritual, Self Défense et Enfants forts. Ils sont plus épurés, ce qui remet le texte en avant. Cette démarche m’a replongé dans mes textes et dans des constructions de rimes que j’avais oubliées et qui m’ont inspiré pour des nouveaux morceaux.
On parle de spectacle, je me dois de te parler du morceau, L’amour, qui clôture la comédie musicale de La Haine, est-ce que tu peux me raconter la genèse de ce morceau ?
Un an, avant de le mettre sur scène, Mathieu Kassovitz me demande de faire un morceau générique à la fin du spectacle dont le dernier mot serait « L’amour ». C’est vraiment une commande assez large dit comme ça, mais le propos était de synthétiser tout le contenu sociétal et politique du film, de sa résonance, après 30 ans d’existence. C’est une lourde mission, hyper complexe et je n’y arrive pas du premier coup. Mon premier texte tape à côté et au final, je finalise celui-là. C’est un des morceaux où j’ai mis le plus de temps à écrire, mais dont je suis le plus fier. Il fera partie des morceaux qui me suivront pendant longtemps et je pense qu’il aura plusieurs vies.
L’Amour parce qu’au fond, il y a un espoir de justice ?
Après trente années d’expériences de racisme et de violences policières en France, c’est dur de voir une lueur d’espoir. Quand tu vois les meurtres réalisés par la police qui sont impunis, c’est dur de voir de l’espoir dans ces moments-là. Quand je parle d’amour, je parle d’amour de justice. S’il y a une situation qui peut nous permettre de continuer à nous aimer, les uns et les autres, c’est bien parce qu’il y a eu une justice au préalable. C’est ça que je réclame dans le titre. Tant qu’il y aura des drames aussi puissants, on n’arrivera pas à fraterniser.
Surtout que La Haine est à la base un film très politique qui est devenu culturel…
Même si le public voit La Haine comme l’esthétique de la banlieue et une immersion de loin dans un univers décrit comme tendu par les médias, ça reste un film ultra politique. Il y a aussi une gène vis à vis de ceux qui observent la banlieue à travers La Haine sans mesurer, l’ampleur que ça a, comme violence sur les populations qui vivent dans les quartiers. C’est aussi ça que je développe dans le titre L’Amour.
À quel point ce film a pu te marquer ?
Je ne me rappelle plus de mon premier visionnage, car cela remonte à tellement longtemps. Cependant, il m’a énormément marqué comme tous les films sur la banlieue m’ont marqué comme Ma 6-T va crack-er. Tu avais l’impression de voir ton environnement propulsé au cinéma. Je l’aimais pour des raisons différentes à l’époque. Je n’avais pas la lecture politique, mais plutôt une lecture esthétique qui me rendait fier. La conscience de classe arrive très tard dans un processus d’individuation. Adolescent, tu ne perçois pas les subtilités politiques, ni même l’esthétique du noir et blanc, de ce timing qui fait le fil rouge, tu vois un film de ton quotidien et t’en es fier, c’est après que tu mesures.
Avec ce nouvel album, il y a une dimension théâtrale et historique, à quel moment ce mot « Stentor » et ce masque te viennent ?
Ça me vient d’un de tes confrères journalistes lyonnais, qui avait écrit « Médine, voix de stentor ». Ça m’interpelle parce que je ne connaissais pas. Je creuse et je me rends compte que Stentor était un personnage de la mythologie grecque, qui est apparu une seule fois, pendant la guerre de Troie, qui a la puissance vocale de 50 hommes, que sa voix porte au-delà du premier rang, qu’il passe des informations et des messages. Exactement ce que j’incarne dans le rap français : des textes, des messages, qui dépassent le cadre du rap. Parfois, je le vois sur des pancartes de manifestations, dans des travaux de recherches universitaires, sur des plateaux de polémistes… Je m’approprie le nom et je le modernise avec une dimension théâtrale. Je parle de théâtre parce que j’ai joué dans certains avec cette tournée acoustique et j’ai travaillé avec une metteuse en scène qui est Laëtitia Botella qui m’a initié au théâtre et à ce découpage en actes. Tout ceci infuse, et ce qui explique aussi pourquoi je sors Stentor en plusieurs actes. Il y a une vraie dramaturgie dans ce nouvel arc. Donc c’est grâce à Laëtitia Botella qu’on a le droit à un Médine plus théâtral dans son approche musical ? Totalement. Je suis allé voir des pièces de théâtre avec elle dans une salle qui s’appelle Le Volcan au Havre, qui a été pensée par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer. Tout ça infuse dans mon travail actuel. Je pensais que c’était un milieu élitiste dont je n’avais pas les codes, mais je me suis fait attraper.

Quelle pièce t’a marqué récemment ?
La dernière, c’était du cirque. La représentation s’appelait Qui som? d’une troupe catalane qui s’appelle : Baro d’evel. C’était la première fois que j’avais les larmes aux yeux devant une représentation scénique. J’ai déjà versé des larmes devant des films, des séries, en lisant des livres, mais jamais encore au théâtre. Ce décor miyazakiesque qui évolue au fur et à mesure de la représentation avec une critique écologiste, et cette troupe qui se permet de dénoncer et de dire des choses pires que les rappeurs les plus hardcores.Ça m’a bouleversé. Le théâtre est un lieu d’expression qui m’intrigue énormément et un des seuls espaces créatifs dans ce pays où on peut encore aller très loin dans l’hyperbole, la métaphore, la critique… Il y a aussi Carte noire, qui est une pièce jouée par des femmes racisées, qui brisent le quatrième mur en prenant des affaires du public tout en dénonçant beaucoup de sujets comme la colonisation. C’était très fort, car ça a mis le public dans un inconfort complet. Tout cet artinfuse dans ma place au sein des métiers de la culture et m’inspire dans ma proposition scénique. Un jour, je pourrai faire une pièce de théâtre où je réadapte un répertoire sous une autre forme, en tout cas ça, c’est une idée qui me travaille.
Quand j’ai vu la pochette, j’y ai aussi vu un écho à celle Grand Médine où ta barbe était floutée, c’est aussi un masque de protection ?
Tu fais bien de dire ça parce que ce masque en réalité, c’est une armure, c’est bien une protection. Elle protège à la fois la bouche et la langue, les organes qui nous permettent de dialoguer, de communiquer, et qui sont menacés aujourd’hui. La parole publique est de plus en plus contrôlée par un bloc réactionnaire qui s’immisce un peu partout dans les rédactions. Cette armure protège donc, à la fois la langue, mais aussi un de mes attributs qui représente une de mes identités qui est également menacée : celle d’appartenir à la communauté musulmane. Cette barbe incarne ça depuis toujours, et le fait de la protéger renvoi à l’idée qu’il faut se protéger dans cette période où les actes islamophobes se multiplient.

Comment tu arrives à te protéger et à protéger les tiens quand médiatiquement certains s’attaquent à ce que tu peux dire, ce que tu es, allant même jusqu’à des mots et des actes extrêmes ?
Déjà, en étant résilient. La place où je me trouve en tant qu’artiste est une place de privilégié. Il y a des gens qui vivent des menaces, de la discrimination, voir même des attaques, et qui n’ont pas la possibilité de le porter publiquement pour le déconstruire et le faire entendrecomme nous sommes en train de le faire. J’essaye de relativiser sur ce point-là. Comment on se protège ? En contre-attaquant. Quand on me traite d’ « islamoracaille » ou de « Mister djihad », je finis par réutiliser ces mots dans mes morceaux pour faire comprendre que ce qu’ils disent, sur moi, n’a aucune construction. C’est juste une façon de me discriminer. Je m’en empare, j’en fais un mot-valise dont je me moque. On fait du judo, on utilise la force de l’adversaire pour la retourner contre lui. (rires).
Sur scène, tu le fais avec humour, ce qui te permet publiquement de dédramatiser une triste situation.
Je pense que l’humour nous sauvera. Si on n’est pas sarcastique et qu’on ne voit pas tout avec humour, on va s’entretuer. Il faut vraiment essayer de voir les choses avec cet oeil-là.

Revenons à ce nouvel album, quelles étaient tes volontés artistiques pour Stentor ?
Je pense que je ne suis pas dans ma forme finale. J’essaye d’évoluer et de changer de peau. J’ai envie d’être une espèce de Pokémon qui n’a jamais fini son évolution. Je voulais me prouver ça dans cet album : « est-ce que tu es encore capable d’évoluer, de passer une nouvelle étape à un moment où tout le monde peut se dire que parce que j’ai 20 ans de carrière, la forme finale est atteinte ? ». Mon but, c’est qu’on se demande « quand est-ce qu’il va s’arrêter ? » J’adore ce compliment : « t’as encore changé ».
Dans une interview, tu avais raconté que tu pouvais te mettre dans des états de transe quand tu écris, est-ce que c’est toujours le cas ou est-ce que tu as réussi à t’apaiser ?
Je suis toujours un cinglé quand j’écris (rires). Les instants d’inspiration sont tellement rares, alors quand je les ai, je veux capitaliser dessus à 100%. Je suis très concentré, je vais loin dans l’émotion parfois à en écrire des folies sur lesquelles je reviens après. Je me mets aussi à la place de ceux qui écoutent. J’ai la chance d’avoir un studio à la maison, donc je me prends la tête sur chaque détail, chaque prise de voix, chaque mot.
Dans le précédent album, il y avait une ode au rap français, La France au rap français, dans celui-là, tu n’hésites pas à lui glisser quelques pics en disant qu’il a changé, qu’est-ce qui était mieux avant selon toi et qu’est-ce qui est mieux aujourd’hui ?
Je crois que le rap sera mieux demain (rires). Je suis tellement progressiste (rires). Je pense que la meilleure réponse, c’est de se dire que tout sera mieux demain. Les nouvelles générations sont d’une créativité et d’une énergie extraordinaire, ils sont tellement inspirants.
À un moment, tu dis « on t’attend plus comme l’album de La Ligue » (media training), est-ce que tu penses que c’est le public qui ne l’attend plus ou est-ce que c’est vous trois, qui, avec le temps ne l’attendez plus ?
Je pense que ce sont les deux. On parle d’un truc dont tout le monde a oublié l’existence (un album en commun avec Youssoupha et Kery James, ndlr), ça n’a même jamais eu d’existence. Les featurings qui ont eu lieu, ont créé de la spéculation sur le moment. On a essayé d’emboîter, on y a jamais vraiment réussi. C’est devenu un non-sujet pour moi et je n’ai pas envie de l’entretenir. Quand on se croise, on parle de tout, sauf de La Ligue. Je n’ai aucune frustration sur ce sujet (rires).

On est sur un album en plusieurs actes, est-ce que ça te met une pression de te dire que tu entres dans un long processus de création par rapport à tes autres sorties, où il s’agissait d’un one shot, d’une tournée et tu passais à autre chose ?
Je n’ai pas de pression, mais c’est un acte narratif qui me plaît et que je veux tenir longtemps parce que j’ai beaucoup de choses à raconter dans cet arc. Je n’ai pas eu envie de le faire en one shot. On ira jusqu’à fin 2026, donc pendant toute cette période, tout ce que je vais donner sera raccordé à ce projet, Stentor, que ça soit en studio ou sur scène.
Qu’est-ce que je peux te souhaiter ?
De la considération. Je n’ai pas envie d’être plus considéré, mais qu’on me considère mieux, c’est-à-dire que j’ai envie d’être mieux connu. Et dans cette interview, tu me l’as donné. Notamment en allant chercher des éléments précis de ce que j’ai dit, c’est cette considération-là que je recherche, alors merci pour ça.