La grande désillusion. Un mot fort pour désigner un premier album. La définition simple du mot « désillusion », c’est lorsqu’une personne constate que la réalité est différente de celle qu’il avait imaginé, un sentiment que la situation nous échappe. Après une première interview en 2021, l’heure est venue pour 16 Mesures d’échanger de nouveau avec Benjamin Epps.

BIENVENUE À B’HELL VUE

Avant d’arriver à ce premier album, Benjamin Epps avait dévoilé 3 EPs : Le Futur en 2020, Fantôme avec Chauffeur en 2021 avec le Chroniqueur Sale et Vous êtes pas contents ? Triplé ! en 2022, une triple étape importante pour le MC originaire de Libreville : « C’était une étape très importante parce que ça m’a permis d’arriver à l’album. Quand je dis « arriver à l’album », c’est de préparer le terrain. Pour faire une analogie toute bête, c’est comme si tu nettoies une cuisine avant de te mettre à cuisiner. ». Cependant, même s’il a réussi à attirer l’attention sur lui, Benjamin évoque une sensation divisée : « Trois tentatives, je me sens toujours pas apprécié, pourtant j’ai le sentiment d’avoir réussi à rapiécer » dans La grande désillusion. « Beaucoup de personnes chérissent ma musique, mais j’ai quand même le sentiment qu’il y a plein de gens qui n’ont pas encore pris la mesure de ce qu’on essaie de construire. C’est pour cela que je dis cette phrase car tout le monde semble être d’accord pour dire qu’on a remis quelque chose au goût du jour, je suis salué par la critique, mais le grand public n’a pas envie de nous donner le respect qu’on mérite. Du coup je me pose cette question : « Est-ce que j’ai envie de devenir grand public ? ». Là on sort un album, j’espère que le message va mieux passer, au moins dans la forme. »

Un premier album est une étape très importante dans la carrière d’un artiste. Si ces dernières années, la symbolique du format album semble se perdre face à l’ère du digital, certains artistes comme Benjamin Epps, par le rap qu’ils défendent et par la culture dans laquelle ils ont grandi, accordent une importance capitale à cette étape de carrière : « C’est une vraie première prise de parole, on ne doit pas se louper. Un album, pour moi, c’est ça que le public doit retenir. Je prends souvent l’exemple de 50cent, le public retient son premier album, Get Rich or Die Tryin’, alors qu’il a sorti des projets avant. Mais il s’agit de sa première vraie prise de parole à l’échelle nationale et internationale. Même si mes EPs ont eu du succès, même si j’ai obtenu un prix aux États-Unis, La grande désillusion, c’est ma première vraie prise de parole. Les EPs ont servi pour capter l’attention du public, maintenant que c’est fait, ce premier album doit être là pour dire « Ok, maintenant que j’ai votre attention, écoutez mon propos. Écoutez ce que j’ai vraiment à dire. ».

VIVRE

Quand on a écouté les EPs et qu’on plonge dans l’album, on se rend compte du cap passé par l’artiste. On en ressort avec une sensation d’en connaître plus sur lui, plus sur le monde qui l’entoure, un monde gris et triste, la vision de l’enfant qui s’échappe au profit d’une triste réalité. « Mon but était de capturer un moment précis, c’est mon monde à ce moment précis, de façon à ce que dans dix ans, les gens qui écouteront l’album se diront qu’il s’agissait de ce moment-là. ».

En terme d’impact, choisir un titre de premier album comme La grande désillusion, c’est très puissant de sens, pourquoi avoir décidé d’en faire le fil rouge de ton premier album ?

Au départ, l’album devait s’appeler : Vivre et mourir jeune, la grande désillusion, mais c’était trop long comme titre. Donc je l’ai conçu aussi dans l’esprit « Vivre et mourir jeune », c’est pour ça qu’il y a des phases plus sombres, mais globalement je dépeins mon environnement et la situation qui semble nous échapper, on est en train d’aller vers la grande désillusion. Même si au départ, on peut le voir comme un album sombre, en réalité c’est un message d’espoir. On est en train de couler, mais il faut qu’on se lève, qu’on soit solide et qu’on continue d’y croire. Dans l’album, je pose la situation : voilà ce qu’il se passe, et pour en sortir, voilà ce qu’il faut faire. L’album vient aussi dire qu’il ne faut pas céder à la pression, que les problèmes doivent rester entre nous, qu’il faut éviter de trop s’exposer, et qu’il faut apprendre à vivre avec cette tension et cette pression. Il est très personnel. J’y pose mon constat, et donc je dis : « est-ce qu’on ferme les yeux, on s’endort et on pleure ? Ou au contraire, est-ce qu’on essaye de se fortifier et d’avancer ? ».

Qui dit nouveau projet, et ici premier album, dit évolution musicale et proposition artistique évoluée, La grande désillusion n’en dénote pas à la règle : « Je savais ce que je cherchais, je savais ce que je voulais et je suis content du résultat. Je savais qu’on allait vers ça, c’est l’évolution naturelle des choses. Puis lyricalement, tout le monde savait que je savais rapper grâce aux EPs, là, j’avais vraiment besoin d’avoir du propos. Je voulais que cela sonne comme un album, néanmoins j’ai laissé les choses se faire naturellement, je n’étais pas dans un calcul. Il y avait un colonne vertébrale, un fil rouge, et je me suis laissé porter par ce que j’aimais musicalement, en mode je kiffe, je le fais. C’est comme ça que je l’ai conçu. ».

Si jusqu’à présent, Benjamin Epps n’avait collaboré que sur les projets des autres, sur ce premier album, la donne change. On retrouve dans un premier temps Styles P., rappeur américain faisant partie des Ruff Ryders et du groupe The LOX, mais également trois invités du rap français. Le premier n’est autre qu’MC Solaar, légende du rap français que Benjamin n’a pas manqué de louer : « Avoir MC Solaar sur mon premier album, c’est un bonheur. C’est une légende. Il est là depuis 1991 et continue de faire autant de bien à la musique, au rap et continue de rester authentique. Son parcours est un exemple à suivre et c’est quelqu’un qui m’inspire pour ce qu’il représente. C’était comme une évidence qu’il soit sur mon premier album. Il y a quelque chose de presque magique dans sa voix. Je suis content de notre morceau, car il a l’air d’un passage de témoin. ». Le second invité, on le retrouve sur le morceau Très tard le soir : « Avec Josman, on n’a pas réfléchi à ce qu’on voulait, on s’est posé en studio, on a écouté la musique et ça nous a plu. Et le morceau lui a rappelé mon morceau « Tard le soir » alors on a fait « Très tard le soir » (rires). Je ne le voulais pas pour faire quelque chose en particulier, je voulais faire de la bonne musique et je suis totalement satisfait du résultat. ». Le dernier n’est autre que Lino, mais il n’est présent que sur la version physique pour un morceau de découpe à l’instar de leur première collaboration avec Youssoupha sur Dessalines Flow.

POLICE À MA PORTE

Enfin, qui de mieux qu’Angélique Kidjo pour conclure un premier album ? Cinq fois lauréate des Grammy Awards, la chanteuse béninoise et française était essentielle dans la construction de l’album de Benjamin : « Cette femme est une inspiration. Sa carrière, son vécu, c’est une icône de la musique africaine. Quand on a fait la prod de ce morceau, je ne voyais personne d’autre qu’elle dessus. J’avais une idée bien précise pour ce morceau. On l’a fait un mardi, le samedi, on avait ses vocaux. Elle a vraiment aimé ce que j’ai proposé dans mon album. ».  On notera aussi qu’elle n’est pas la seule femme présente sur le projet, on retrouve notamment Enchantée Julia dans l’introduction pour accompagner la prod et ajouter une ambiance afin de mieux plonger les auditeurs dans ce premier album.

Pour conclure, c’est avec un premier album contenant une identité forte qu’on a retrouvé Benjamin Epps. Entre une thématique intéressante, des featurings qualitatifs et une volonté d’ouvrir son monde et sa vision à son public, l’album a tout pour plaire et surtout, il est l’aboutissement logique de cette première phase de vie, même si elle se solde par une grande désillusion.