C’est dans l’obscurité de la 19e zone de la capitale, qu’un membre de L’Entourage continue d’affuter ses sabres et ses rimes au profit du rap français. À l’heure où l’essence même du rap, celle d’avoir un texte précis et un flow tranchant, redevient essentielle dans les morceaux, le Jazzy ressort de l’ombre pour dévoiler la noirceur de sa Memoria

« Je rends mes partisans fiers, à vingt ans j’avais d’jà conquis la ville entière » – Cœur, conscience

Ivan Bruno-Arbiser ou Jazzy Bazz est un rappeur du 19E arrondissement de Paris. Bien que la différence soit minime entre sa personne et son nom d’artiste comme il le dit dans .RAW Spleen, « Jazzy Bazz » marque l’identité du rappeur. Au départ, il avait choisi comme nom de scène « Bazz », mais il a fini par y ajouter « Jazzy » pour l’esthétisme du nom mais aussi en guise de clin d’œil au genre musical. Ce dernier lui a notamment été initié par son père, un musicien saxophoniste. 

« J’suis inclashable, déter’ comme un commando, qui peut s’asseoir à la table d’un jeune Diego Armando ? » – .RAW Spleen

Passionné par le rap et sa culture, Jazzy Bazz prend inspiration auprès de Dany Dan et des Sages Poètes de la rue ou encore NTM et IAM. Cette inspiration se retrouve dans l’essence artistique du rappeur, amoureux de la belle punchline et de textes puissants. Que cela soit Jazzy Bazz ou les autres membres de l’Entourage, ils prennent leurs premières vraies expositions avec les Open mics mais surtout avec les Rap Contenders en 2011 et 2012. Jazzy Bazz est aujourd’hui encore inscrit dans l’histoire de ces battles par ses punchlines et son invincibilité. 

JAZZY BAZZ – P-TOWN BLUES

Après les excellents projets solo : Sur la route du 3.14 (2012), P-Town (2016) et Nuit (2018), le retour de Jazzy Bazz était attendu par le monde du rap. Avec Memoria, on le retrouve avec un débit lyrical bien plus tranchant que Nuit, une atmosphère obscure par les thèmes abordés à l’instar de ces anciens projets et aussi celui avec EDGE et Esso Luxueux, le tout avec des ambiances et des inspirations jazzy qui offre des lueurs d’espoir dans sa Memoria

L’OMNIPRÉSENCE DE L’APRÈS ET DU TEMPS PERDU

Jazzy Bazz rappait dans Le Roseau : « J’veux rattraper le temps perdu sans courir à ma perte », et rappe désormais le temps qu’il risque de perdre le jour où sonnera son heure. Dans ce présent album, Jazzy Bazz parle énormément de l’après au point d’avoir une vision parfois très fataliste : « J’écrivais pour laisser une trace mais c’monde va bientôt disparaître » (Nouvelle 3.14)  ou encore « Apprécier la vie c’est même aimer la mort » (P-Town Blues).

« J’me sens mieux, mais je sais qu’avec le temps, les gens que t’aimes deviennent froids » – P-Town Blues

Cette importance qu’il accorde à ces questionnements quant à la conclusion d’une vie vont de pair avec les réflexions sur le temps qui passe. Dans tous les projets de l’artiste, le temps est central et est ici totalement assumé. Le temps qui passe le tourmente : « Les années passent comme des heures » (Destinée) et l’obsède : « Faut que la roue tourne urgemment : j’ai le sablier braqué sur l’attente » (Élément 115). Des souvenirs à la perte de la flamme dans les relations amoureuses, sans oublier le manque d’acceptation que le temps file et fini par aboutir à la mort, sont les principaux questionnements de l’artiste parisien. Seulement ce dernier en prend conscience malgré ses frayeurs,  alors il décide de marquer son temps : « Qu’ils préparent tous leur sépulture, mon objectif est d’marquer la culture » (Zone 19).

JAZZY BAZZ x ALPHA WANN – PANORAMA

DANS LES RUES DE GOTHAM

« Je vois plus le jour, je vis la nuit, pseudo sentiment de libre arbitre » – P-Town Blues

Dans la carrière de Jazzy Bazz, les références à l’univers du Chevalier noir sont multiples, mais surtout à l’un des meilleurs vilains des comics : Joker. L’artiste s’est énormément confié sur son rapport avec la nuit que ce soit dans ses interviews ou par sa musique, et sur le plaisir qu’il a d’avoir un mode de vie comme celui de Batman. 

Les premiers éléments de références à l’univers de Bruce Wayne sont directs, avec notamment des titres comme Dark City ou encore Arkham Anthem, Arkham étant l’asile de Gotham où tous les ennemis de Batman sont enfermés : « Je fais le triste pari d’finir parmi les cris de l’asile » (Nouvelle 3.14). Le morceau Arkham Anthem fait ressentir l’atmosphère étouffante et terrifiante de la nuit que l’on retrouve dans Gotham. 

« Je suis un sujet d’étude pour les criminologues » – Élément 115

Bien que Jazzy Bazz se compare au Joker notamment pour les tourments du personnage, il n’en est pas plus éloigné du justicier, presque anti-héros, qu’est le Batman. Le côté froid et l’attitude du personnage qui erre la nuit se rapproche beaucoup de l’artiste également : « Je me suis forgé une telle armature que même le bonheur ne m’atteint plus » (D.IEU). Jazzy Bazz est un mélange des deux, la tristesse et la folie sociale qu’a rencontré le Joker avec l’aspect vengeur et ramener l’ordre par des faits du Batman : « J’rappe comme un tueur en série même si je fais du mal à personne » (P-Town Blues).

« Dès que la nuit tombe j’roule dans la ville sombre, vision, témoin de frictions » – Dark City

Au-delà des personnages, il y a un lien bien plus implicite entre Gotham et les textes de Jazzy Bazz, c’est le portrait dressé de la société : l’idée que le peuple est délaissé pour le profit de quelques familles : « Vision nocturne développée par ce monde obscur, où les gens les plus maléfiques font fortune pendant qu’on se drogue dur » (Élément 115) ou encore « À force d’errer, on compromet ses chances donc on utilise ta vie comme monnaie d’échange » (D.IEU). 

LA CRUAUTÉ SOCIALE

Gotham a toujours dépeint une ville obscure où instabilité économique, conflits politiques et contrastes sociales règnent pour former un chaos. Dans ses textes, Jazzy Bazz ne manque pas de dresser le portrait de notre société. On y retrouve la question de l’immigration en France : « Tu mens comme ce pays qui se dit terre d’accueil » (Arkham Anthem), les médias et leurs polémiques de leurs débats : « 100% d’bullshit comme Pascal Praud. À l’antenne, ouais, sur chaque plateau, ça s’engraine entre sales fachos » (Mental) et le manque de considération de l’état auprès des quartiers : « Je te fais part de l’état d’esprit des quartiers que l’état méprise » (Albicéleste). L’ensemble des soucis amène l’artiste a penser que nous sommes proches d’une guerre civile et que la tension qui règne est proche de celle des Source Awards en 1995. Pour expliquer, lors de la soirée, deux labels étaient en tensions (Death Row et Bad Boy, ndlr) et Suge Knight du label Death Row a eu un discours rempli d’attaques indirectes envers Puff Daddy et Bad Boy, et ainsi toute la soirée s’est envenimée au fur et à mesures avec des huées du public. 

« Liberté, égalité c’est juste une devise toujours plus de vices » – Panorama

La quête de l’argent est au cœur du système capitaliste dans lequel nous évoluons. Dans Memoria, on y retrouve une vraie approche critique de la part de l’artiste. Il blâme notamment le coût de la vie : « Chaque année les taros augmentent, anti système tant qu’je suis pas aux commandes » (Nouvelle 3.14), les personnes prêtes à tout pour en avoir comme les rappeurs qui rêvent d’être signés pour toucher les avances, l’image que rend la réussite monétaire : « Malheureusement dans ce monde, seul l’argent t’élève » (Mental), et la jalousie que cela peut procurer. Cette cruauté sociale où le profit est surtout fait sur ceux qui n’ont pas d’argent, l’amène à penser : « Quand on manquera d’oxygène, tu verras que des humains en vendront » (Coeur, Conscience).

JAZZY BAZZ x EDGE – ZONE 19

Il a beau critiquer ce système dont « le temps enlève le bonheur des enfants pour en faire des adultes » (Memoria), il en est lui-même esclave comme il le dit dans Destinée : « C’est pas qu’une question de biff et pourtant, c’est l’un de mes nombreux vices ». Cette notion de cercle vicieux, on la retrouve également dans D.IEU avec la phrase : « Je pensais m’être frayé un chemin, en fait, c’était un circuit fermé » mais surtout dans le projet Cercle vertueux de Deen Burbigo. On est tous bloqué dans un cercle vicieux et on aspire au cercle vertueux.

« Juste un Gavroche dans un repaire de braqueurs » – Albiceleste

L’un des artistes proches de l’Entourage qui a aspiré au cercle vertueux de par sa philosophie est Népal. Il était un des artistes qui s’opposait au système capitaliste et de cette volonté à « générer du cash » (En face) que ça soit en tant que citoyen avec un métier dit « classique » ou que ça soit en tant qu’artiste avec sa comparaison de la société à Babylone, une société antique où régnait la corruption des mœurs : « Si t’es au stud’ comme à l’usine, Babylone a gagné ». Dans Cœur, conscience, Jazzy Bazz vient faire écho à cette phase du rappeur : « Je crois que Babylone a gagné, je me sens pas bien si je ne bosse pas dur ». Une phase est indirectement dédiée au rappeur décédé en 2019: « Manque d’entraide, on s’intéresse qu’à toi uniquement quand t’es mort et enterré » (Memoria). Dans cette phase Jazzy Bazz fait référence à la fois à la philosophie de Népal, qui était tourné vers le partage et le positif là où la réussite personnelle prime dans le système, mais également au succès et à l’estime qu’il a connu à sa mort alors qu’il aurait mérité que ses pensées et son art soient écoutés avant. 

AU CŒUR DE SA MEMORIA 

« Avant j’étais déprimé, maintenant ça va je suis juste triste » – Panorama

Avec ce nouveau projet, on en apprend beaucoup plus sur les sentiments et la perception de Jazzy Bazz. Si ses projets précédents nous faisaient comprendre qu’il était d’humeur nocturne, ce nouvel album le confirme : « Je vie la nuit quand le monde dort » (Albiceleste).

« Regarde cette vie et dis-moi si tu vois un sens ? » – Memoria

La nuit fait synonyme de solitude, et bien qu’il ait cet esprit collectif, il se retrouve seul face à ses pensées et ses problèmes. Tout au long du projet il répète la phrase : « Au fil de la nuit, je revois le film de ma vie », il se remémore ainsi son passé et ses origines dans Albiceleste, le choix d’avoir voulu être indépendant, mais il parsème surtout ses rimes de ses pensées tristes et douloureuses comme s’il voyait sa vie comme une tragédie. 

« Viens faire un tour dans mes pensées, la mélancolie est trop dure à vaincre. Je fais que ressasser le passé, j’ai l’impression d’être au bord du ravin » – P-Town Blues

Cette mélancolie semble l’enfermer dans une matrice où il ne lui reste plus qu’à consommer des substances et à accepter que certaines choses idéales n’existent pas : le bonheur « J’crois que le bonheur n’existe pas » (P-Town Blues), l’amour « J’rappe avec le cœur noir comme Venom » – (.RAW Spleen) et la paix intérieure : « Plus je m’éloigne dans ma mémoire et plus elle témoigne que mon âme est noire » (Memento Mori). Face à ses pensées, il se retrouve tiraillé entre sa partie claire et juste, et son double impulsif : « Tiraillé, une partie de moi voudrait les pardonner mais l’autre les mitrailler » (Zone 19). Pour éviter de faire face aux voix dans sa tête lorsqu’il se retrouve face à des problèmes, il préfère se réfugier dans sa solitude : « Dans un recoin des bas-fonds, j’me réfugie dans un monde artificiel pour combler mon besoin d’évasion quand la lassitude rejoint l’équation » (Nouvelle 3.14).

ENTRE PARADIS ET ENFER

Dans cet esprit dissous et instable, on retrouve la question du divin et des abysses dans ses actes. Le sujet des croyances est véritablement présent dans l’album, d’abord avec le titre D.IEU, ou même avec l’acceptation de pêcher régulièrement dans ses actes : « J’ai plus envie de traîner avec Satan mais des fois, c’est exaltant » (Nouvelle 3.14) ; « Un soir de plus à boire le jus de Satan en m’demandant : jusqu’à quand ? » (Élément 115) ou encore « Évidemment qu’on ait pas des saints, si tu parles mal, je me laisse plus guider par le bien » (D.IEU). 

« Je ne sais pas ce que le seigneur veut, peut-être que je trouve le bonheur en me libérant de leurs jeux ? » – Coeur, Conscience

Le jugement divin et le degré de dévotion sont très présents dans les textes de Jazzy Bazz : «le Diable est v’nu vers moi et Dieu attend que j’aille vers lui » (.RAW Spleen). On retrouve cette dévotion dans l’idée de faire appel à l’aide divine quand on ne peut rien faire dans l’introduction. On retrouve également la notion de karma et de destin, ainsi que l’idée de se repentir avant de décéder. Malgré tous ses travers et ses doutes, notamment en citant la crucification dans Zone 19, Jazzy Bazz conclut ses pensées divines par une certitude : « Mon instinct me dit que Dieu existe, j’ai pas besoin de preuves » (D.IEU).

JAZZY BAZZ, MEMENTO MORI

L’album se conclut par Destinée, un morceau très introspectif et qui reflète le projet. Avec Memoria, on a eu une évolution artistique importante et des tentatives plus abouties comme le morceau avec Laylow qui est une véritable pépite. Par ailleurs, l’empreinte Jazz du projet est très bien amenée dans la musicalité, au point d’inviter son père sur l’outro du morceau .RAW Spleen. Avec Memoria, Jazzy Bazz signe son meilleur projet et comble l’attente du public par une frappe enroulée en lucarne. Et pour montrer la force de son écriture, voici trois punchlines qui nous ont marquées en plus de celles citées dans l’analyse : 

    * « D’après ton cardiogramme on arrive sur la dernière ligne droite » – Zone 19 

    * « J’suis l’éclair et le tonnerre sans la latence » – Élément 115 

    * « Tu choisis : je peux t’donner la mort ou t’ôter la vie » – Dark City