Les consommateurs de rap français ont souvent le mot « classique » en bouche pour parler d’un morceau ou d’un projet qu’ils jugent excellent. Dans 90% des cas, le terme est simplement utilisé par l’auditeur pour faire comprendre aux autres que ce qu’il écoute est exceptionnel. Seulement quand est-il vraiment ? « Classique » par rapport à qui ? « Classique » par rapport à quoi ? Tout fini par être un peu flou et le mot « classique » a tellement été entendu qu’il finit par perdre tout son sens.

DÉFINITION D’UN CLASSIQUE

Lançons-nous dans la tâche périlleuse de définir ce qu’est un « classique ». Un classique, c’est un projet ou un morceau qui a eu un impact tellement important auprès du public, qu’on n’oublie pas, au fil des années, son contenu et son influence. Ces derniers viennent parfois rappeler à l’auditeur, à l’instar d’une madeleine de Proust, ce qu’il faisait et où il était pendant la période de sortie et d’écoute du « classique ». Un classique rappelle un moment personnel et marque une époque publique. Attention, comme évoqué précédemment, certains arguments agissent sur une perception personnelle qui peut ne pas être collective. Seulement, même si une personne n’a pas consommé un projet dit « classique », elle peut s’accorder à comprendre sa catégorisation. À notre juste appréciation, il faut au minimum 3 ans pour qu’on puisse archiver un projet ou un morceau dans la catégorie : classique.

Maintenant qu’on a posé les bases, nous avons essayé objectivement de donner les 10 derniers projets « classiques » du rap français depuis 2013. Évidemment, on y apporte une justification et une critique constructive pour chacun. Pour être franc, certains d’entre eux, ne font pas spécialement partie de nos classiques personnels. Ils sont classés par date de sortie.

10 CLASSIQUES DEPUIS 2013

OR NOIR – Kaaris (21.10.2013)

Explications : Aussi brutal qu’un round de Cédric Doumbé, aussi puissant que le gant de Thanos et aussi sombre que les ruelles de Gotham, Or Noir a frappé le rap français et son coup résonne encore 10 ans après, au point que deux Bercy ont été prévu pour commémorer le plus grand album de Kaaris. Après son apparition dans Autopsie 4, sa mixtape Z.E.R.O et son extraordinaire couplet sur Kalash avec Booba, Kaaris dévoile Or Noir. Un projet devenu important avec le temps dans le rap français, permettant l’avènement de la trap bien obscure au-devant de la scène. La qualité de l’album vient également d’une alchimie complète avec Therapy aux productions et un Kaaris, titanesque. Un grand nombre de projets ont pu voir le jour grâce à cet album. SCH confiait qu’il n’y aurait pas eu A7 si Or Noir n’avait pas existé.

Critiques : Rares sont les critiques à donner à cet album, qui d’autant plus, a eu une réédition (Or Noir II, ndlr) d’une qualité tout aussi grande quelques mois après. Au-delà du plaisir auditif du début d’album, il est vrai qu’à la réécoute, Or Noir peut sembler un peu redondant sur la fin, et le featuring avec Booba, presque anecdotique quand on connaît la puissance qu’a donné Kalash quelques mois plus tôt. Marqueur d’un temps et game changer évident, la précieuse essence d’Or Noir continue de s’écouler dans les oreilles des auditeurs et dans l’histoire, en s’asseyant à la table des plus grands albums de l’histoire du rap français.

FEU – Nekfeu (08.06.2015)

Explications : Après une enchainement de projets en groupe, que ça soit avec L’Entourage, 1995 ou encore le S-Crew et 5 Majeur, Nekfeu a ensuite pris le temps de sortir son premier album solo. À sa sortie, l’album rencontre un succès important, à tel point qu’aujourd’hui, on peut affirmer qu’il a ouvert le rap à un tout nouveau public qui n’était pas intéressé par le genre initialement. L’impact de Feu sur le public a été très impressionnant, beaucoup ont même découvert le rap ou se sont pris de passion pour ce dernier grâce à cet album. Dans le rap français, il y a un véritable avant et après Feu. Il a ouvert des portes à des artistes pour qu’ils rencontrent un public et a permis l’émergence de « nouveaux médias rap ». Il a impacté toute une génération et a propulsé Nekfeu tout en haut de l’affiche.

Critiques : Le temps n’a pas forcément été l’allié de l’artiste et de l’album. On retrouve d’un côté, Nekfeu, lassé d’un public qui lui a dévoué un culte : même style vestimentaire, naissance de freestyleurs aux multisyllabiques, ou encore des excès d’engagement sur les réseaux sociaux. De l’autre côté, on retrouve l’album Feu, qui chaque année, vieillit. Si encore quelques morceaux comme Égérie, Ma Dope ou encore Tempête survivent bien au temps, d’autres comme On verra, Laisse Aller ou Être humain finissent par être épuisants. L’album a obtenu un succès plus que logique et plus que mérité à sa sortie et a marqué son temps, mais plus ce dernier passe, plus il paraît moins abordable musicalement que Cyborg ou Les Étoiles Vagabondes par la suite.

A7 – SCH (13.11.2015)

Explications : Dans Dragon Ball Z, il y a plusieurs arcs : Freezer, Cell et Buu. Chez SCH, c’est un peu pareil, et le premier d’entre eux, c’est l’arc A7 où l’on retrouve un SCH rongé par la vie qui écume son malheur dans sa musique. La mixtape A7 est un incontournable dans le rap français et une vraie démonstration de style. Portée par le tube Champs-Elysées, le très sombre Solides ou encore le titre éponyme A7, la mixtape vieillit terriblement bien. Aujourd’hui, elle s’approche du diamant et va devenir la première mixtape de rap français obtenant cette certification.

Critiques : Avec une cover faisant référence à Blow, un film avec Johnny Depp inspiré de la vie du trafiquant de drogue George Jung, le ton du projet était donné et a été respecté. La suinte de la souffrance de SCH fait qu’il y’a peu de reproches à faire autour du projet. Le seul bémol qu’on pourrait donner, c’est le fait que certains morceaux semblent filaires ou du moins en deçà d’autres qui ont un impact musical puissant et imposant.

DANS LA LÉGENDE – PNL (16.09.2016)

Explications : Si Le Monde Chico a été une réussite, Dans la Légende a été une consécration du groupe composé d’Ademo et de NOS. La vague de fraicheur et la proposition artistique du groupe avec ce deuxième album les propulsent en tête d’affiche. Disque de diamant en quelques mois, des morceaux qui ont marqué une génération comme Jusqu’au dernier gramme, DA, Béné ou encore Naha pour ne citer qu’eux, PNL a imposé une dictature par le mystère et une communication exemplaire. En effet, le groupe s’est joué des médias en ramenant notamment un singe à Planète Rap à leur place, ils n’ont réalisé aucune interview cultivant ainsi le mystère et ont tout joué sur le visuel en réalisant une série en plusieurs épisodes autour de l’album où chaque épisode était également un clip de l’album. Dans la légende a frappé le rap français par son originalité artistique et communicationnel créant une aura autour de l’album.

Critiques : Longtemps de ceux que PNL n’avait pas encore conquis, le temps et la qualité des projets et en particulier Dans la légende, ont eu raison de nous. Un style et une originalité qui fait que tout le monde ne peut apprécier à la première écoute, mais qui offre une douceur que le temps embellit même pour les moins convaincus. Loin d’être des afficionados de PNL, on ne peut que souligner le travail minutieux présent dans l’album musicalement, dans leur communication et dans l’univers qu’ils ont réussi à créer. Tout ce travail visuel a changé la façon de concevoir et de créer chez beaucoup de rappeurs, bouleversant ainsi l’industrie par leur indépendance à cette dernière.

IPSÉITÉ – Damso (28.04.2017)

Explications : Propulsé par un featuring avec Booba, Pinocchio, et un premier projet plus que réussit, Batterie Faible, Damso a converti l’occasion qu’on lui a offert pour briller et célébrer avec le public rap. À l’aube de l’été 2017, le nouveau visage belge dévoile Ipséité. 14 titres comportant 14 des lettres grecques et créant ainsi le début d’un mystère que beaucoup ont cherché à résoudre. La qualité de l’album est au rendez-vous et arrive à conquérir un plus large public que celui présent sur Batterie faible. Entre des hits comme Macarena, des titres plus mélodieux comme Signaler et des morceaux kickés comme Nwaar is the New Black, l’album regorge de surprises musicales sublimées par une plume à l’encre nwaar. 

Critiques : L’album sort dans un timing parfait, à la fois pour le rappeur belge que pour le public qui se trouve dans une année rap 2017 aux propositions artistiques très variées et très saluées comme Agartha de Vald, Flip de Lomepal ou Commando de Niska. Damso arrive à conquérir et à fidéliser le public par sa proposition musicale et par son personnage mystique en interview. Seulement qu’en est-il de l’album au final ? Comme pour chaque projet de Damso, il y a du parfait et de l’incompréhension. Pour Ipséité, c’est le morceau Une âme pour deux. Au-delà des théories, qui ont alimentés les fans dans leurs compréhension du mystère de Damso, le morceau est très compliqué à la réécoute par les paroles évoquées dedans et vient gâcher la fin d’album qui jusqu’alors était un sans-faute.

UMLA – Alpha Wann (21.09.2018)

Explications : UMLA pour Une main lave l’autre, est peut-être l’album qui s’apparente le plus à un « classique rap » quand on y pense : aucun refrains chantés, des textes et des rimes excellentes, des choix artistiques minutieux et une promotion de l’album par le public lui-même, comme un certain Opéra Puccino d’Oxmo Puccino en 1998, qui a mis des années avant qu’on lui attribue le disque d’or et le terme de « classique ». Pour Alpha Wann, ça aura pris moins de temps mais la réception fut similaire : échec commercial mais conviction du milieu qu’il s’agit d’un classique et porte étendard d’une école et d’une esthétique. Si pour certains albums, le temps a été un adversaire, pour UMLA, il fut un allié. Soutenu et revendiqué par un public, l’album a fini par être game changer, permettant de ramener l’essence du rap dans une esthétique plus fraiche et avec plus de style. Beaucoup de rappeurs qui avaient fini par faire certaines concessions, ont compris grâce à UMLA que quand on y met le cœur et les convictions, on peut faire ce qu’on veut car le public finira par te le rendre. 

Critiques : Un premier album longtemps attendu notamment après la trilogie des Alph Lauren, Alpha Wann est resté fidèle à lui-même pour son premier album : aucune concession musicale, une cover et un titre emblématiques et un point d’honneur sur son art au détriment du succès commercial qu’il aurait pu facilement trouver. Quand on aime le rap, il y a peu de critiques à faire, voir presque aucune. Nos seuls regrets sont les fameux featurings réalisés pour l’album qu’on entendra jamais et qui attisent la curiosité : Ateyaba, Nekfeu, Krisy et sûrement d’autres.

JVLIVS – SCH (19.10.2018)

Explications : Après deux albums, Anarchie et Deo Favente, dans l’ombre de la mixtape A7, SCH arrive avec son quatrième projet JVLIVS. Le parti pris de ce dernier, c’est le storytelling et l’ambiance mafieuse assumée à 100%, et c’est une véritable réussite. Entre les prods et le travail sur les ambiances apportées par le Katrina Squad, les excellentes interludes écrites par Furax Barbarossa et contées par José Luccioni, défunte voix française d’Al Pacino et le style aussi sanglant que efficace de SCH, tout était réuni pour faire un excellent album. D’autant plus que ce parti pris a rappelé aux artistes, ce que c’est qu’un véritable album bien construit.

Critiques : Un parti pris fait qu’on ne peut satisfaire tout le monde. Si la majorité s’accordera pour dire que c’est un excellent album, voir même un classique, certains auditeurs peuvent être lassé de l’aspect storytelling d’un album. Si l’album se lance dans son ordre d’écoute, c’est parfait, mais ses morceaux de transitions de José Luccioni ne se réécoutent pas seuls et empêchent un lancement aléatoire du projet, ce qui fait que certains auditeurs auront peut-être plus de difficulté à lancer l’album avec le temps ou seulement des morceaux qu’ils ont incorporer dans leurs playlists. Néanmoins, chez 16 Mesures, un album s’écoute dans son ordre définit par l’artiste, alors même si certains morceaux sont moins impactant que d’autres, SCH a placé une vraie pièce dans l’histoire du rap français.

DESTIN – Ninho (22.03.2019)

Explications : Après MILS 2.0 et un run de featuring obtenant à chaque fois au minimum le single d’or, l’album de Ninho, Destin, était très attendu du public. Porté par des singles comme Maman ne le sait pas, Goutte d’eau ou encore La vie qu’on mène, Destin a impacté le rap français. D’un côté auprès du public, qui a su consommer l’album sur la longueur, et de l’autre auprès des artistes, qui ont utilisé la « recette Destin »pour essayer à leur tour de séduire ce public et obtenir des singles d’or.

Critiques : Très loin d’être notre album préféré de Ninho. Si globalement l’album est une réussite commerciale et d’estime, propulsant Ninho sur la plus haute marche du rap français sans contestation possible, il marque aussi la rupture entre le Ninho affamé de réussite qu’on retrouvait encore sur MILS 2.0, pour le Ninho commercial, à la recherche du hit. On parlait précédemment que Ninho avait enfanté beaucoup d’artistes, il a lui-même appliqué sa propre « recette Destin » par la suite, cherchant de moins en moins à prouver pour au contraire valider sa veste de « hitman ». L’album reste pour le moins excellent, mais il deviendra avec le temps, un album charnière dans les choix artistiques de Ninho, pour le meilleur et pour le pire, en fonction des goûts de chacun.

DEUX FRÈRES – PNL (05.04.2019)

Explications : Après l’incontournable Dans la Légende, les deux frères des Tarterets étaient très attendus en 2019. Après avoir dévoilé À l’ammoniaque et 91’, la hype était intense autour de ce nouvel album. Après quelques tweets énigmatiques, un live mystérieux de 15h qui a explosé les scores pour annoncer un clip sur la Tour Eiffel, Au DD, la stratégie était bien ficelée et a fait résonance dans tous les médias. Deux frères a été un album crucial pour le groupe, confirmant ainsi leur couronnement dans le rap mais également leur condamnation au classique.

Critiques : Si on pensait que ça allait être compliqué de faire aussi bien que l’album précédent, c’est pourtant chose faite. Cependant, il y a bien une chose qui n’a pas été aussi bien, c’est la cover. Là où Fifou s’était occupé de la cover sur Dans la légende, celle de Deux frères n’a jamais su nous satisfaire et vieillira mal avec le temps. Globalement sur l’album, on est comblé musicalement et les tentatives sont réussies, voir excellentes. Compliqué de le placer par rapport au précédent album. Est-il meilleur ? Est-il moins impactant ? Le débat risque d’être sans fin.

LMF – Freeze Corleone (11.09.2020)

Explications : Au-delà de son habitude à sortir ses projets un jour funeste d’attentats, LMF a été une véritable tremblement de terre dans le paysage rap mais aussi plus largement. En effet, l’album a obtenu un véritable boost médiatique suite aux différentes polémiques et controverses autour de certains propos émis par le rappeur. Ces derniers ont fait le tour de la presse francophone et ont suscité des débats au sein de l’assemblée nationale. Au-delà de cet étouffement médiatique, l’album comporte l’une des plus grandes introductions du rap français et a été extrêmement influent dans le paysage, confirmant la vague drill en France et créant à la fois une armée de clones de Freeze Corleone et un engagement très fort d’un public. Avec LMF, Freeze est passé d’un artiste underground à une star du rap du français.

Critiques : Bien qu’il s’agisse pour nous du dernier classique sorti dans le rap français, il n’a pas pour autant des défauts. La plupart des projets de Freeze Corleone sont courts, et celui-là fait 17 titres, ce qui se ressent à l’écoute qui finit par être répétitive sans pour autant être de mauvaise qualité. L’album a, certes été porté par la ferveur du public qui été plus engagé que jamais, mais a surtout été porté par l’introduction Freeze Raël, devenue légendaire malgré sa sortie récente, et la collaboration exceptionnelle avec Alpha Wann. Globalement l’album se relance difficilement de par sa longueur qui font que des morceaux deviennent anecdotiques et oubliés mais aussi par sa redondance et son oppression musicale qui en devient étouffante. Cependant, il est incontestablement un classique notamment par impact qu’il a eu dans la sphère du rap français.

MENTIONS (TRÈS) HONORABLES

Avant quelconques crises d’hystérie, car il manque selon vous : « le classique of all time » nous ajoutons une liste de 10 projets qui selon nous, auraient pu se retrouver dans les dix classiques incontournables. Cependant, ils semblent soit moins évident que les dix précédents, soit plus d’un ressort personnel qui fait qu’ils ont moins leurs places dans un classement qui se veut objectif. Ils sont classés également par date de sortie.

ATEYABA – Joke/Ateyaba (02.06.2014)

L’HOMME AU BOB – Gradur (23.02.2015)

LE MONDE CHICO – PNL (30.10.2015)

NERO NEMESIS – Booba (04.12.2015)

CYBORG – Nekfeu (02.12.2016)

COMMANDO – Niska (22.09.2017)

LA FÊTE EST FINIE – Orelsan (20.10.2017)

1994 – Hamza (27.10.2017)

XEU – Vald (02.02.2018)

TRINITY – Laylow (28.02.2020)

Pour conclure, il est évident que la liste évoquée de « classiques » ou de potentiels, ne conviendra pas à tout le monde. Chacun a été marqué par des albums, qui s’est plus ou moins vendu, et pour des raisons différentes, ce qui fait le charme de la diversité. Par ailleurs, certaines de nos critiques vont vous paraître abusées ou surprenantes, ce n’est pas grave de ne pas partager le même point de vue, l’important c’est de savoir l’expliquer. Nous rappelons que tout débat constructif est le bienvenue et que la musique ça se consomme avec les oreilles et le cœur. Par contre, si certains de ces albums n’ont jamais été dans vos écouteurs, il est temps de vous poser et de les écouter.