Pour mettre un visuel sur son dernier E.P et réaliser le triplé, Benjamin Epps, jeune phénomène prenant à contrepied la scène rap actuelle, a fait appel à Armen Djerrahian, grand nom transatlantique de la photographie. Sur une musique boom-bap merveilleusement remise au goût du jour, Eppsito a une écriture moderne et riche d’influences passées. Sa musique est transgénérationnelle, rappeurs de longue date et jeunes artistes veulent s’affronter à Benjamin. C’est bien cela qui a permis la rencontre de ces deux membres actifs du Hip-hop. Plusieurs générations les séparent, pourtant la musique a réussi à les lier. Comment les chemins d’Epps et d’Armen se sont croisés ? Comment est né ce frappant triptyque ? Le 16 est allé chercher des réponses directement auprès du photographe emblématique du rap français.

Armen Djerrahian est photographe et réalisateur. Il commence sa carrière à Paris, dans le BMX puis gravite autour de plusieurs arts urbains : le breakdance, le graffiti ainsi que la musique. Armen documente et participe à la montée du Hip-Hop en France, du microcosme des années 80s à la déjà très large culture des 2000s. Après avoir fait des merveilles avec Ideal J (Le combat continue), Booba (Ouest Side) ou encore La Cliqua (Conçu pour durer) pour ne citer qu’eux, Armen va chercher des nouveaux défis de l’autre côté de l’Atlantique. L’artiste pose alors ses valises et monte son studio à New York. Pendant presque quinze ans, le français arménien d’origine voyage entre le hip-hop, la publicité et la mode. Armen Djerrahian est récemment revenu s’installer sur le continent européen et renoue peu à peu avec son ancienne clientèle.

Armen entend Benjamin Epps pour la première fois avec, Plié en 5, extrait du projet qui porte bien son titre : Le futur. Cette découverte arrive dans un moment opportun, sûrement béni. « Quand j’ai écouté Epps la première fois, j’étais avec mon pote Action Bronson et Daringer, le producteur de Griselda » raconte Armen, le coup de cœur est instantané. L’écoute qui en suit confirme pleinement son plaisir. Daringer a lui aussi aimé : « je suis dégouté que tu ne comprennes pas le français parce que c’est vraiment le genre d’artiste avec qui tu pourrais t’exporter internationalement » lui a dit Armen. Peut-être un jour, qui sait ?  A ses yeux, « le rapprochement avec West Side Gun était évident », mais il se rend rapidement compte qu’Eppsito ne peut se résumer ainsi. Son œuvre comporte une tout autre écriture, influencée par des rappeurs français comme « Bruno des Ptits Boss, Raphaël de La Cliqua, Dany Dan ». Benjamin Epps est le fruit d’une discographie chère à Armen. 

Cette rencontre, encore musicale jusque-là, est d’autant plus intéressante puisque le photographe est en préparation d’un livre. Il voulait pour le compléter retrouver la scène de ses débuts, affirmer qu’il ne lui a jamais tourné le dos et faire honneur à cette musique passionnante. Le hip-hop est bien un cercle  vertueux. Qui d’autres que Benjamin Epps pouvait mieux joindre les deux bouts de la carrière d’Armen ? Ce dernier n’a jamais arrêté de suivre l’outre-Atlantique, et cite Damso, Hamza, Dinos et le groupe 13 Block comme des artistes qu’ils lui plaisent particulièrement. Mais revenir avec un artiste comme Benjamin Epps était « comme une étincelle ».

« Les Frères de Benjamin écoutaient beaucoup cette musique, ils étaient beaucoup influencés par La Cliqua, par Time Bomb et d’autres. C’était des gens dont j’étais le témoin visuel »

Armen Djerrahian

« Il y a surtout une connexion au niveau de la culture. La manière dont lui a grandi, dont ses frères ont grandi avec des groupes que moi j’ai shooté, il y a une énorme différence générationnelle moi j’ai 52 ans. Quand moi j’ai shooté dans les années 90, ce qu’on appelait l’âge d’or du rap français ; ce qui est un peu con, pour moi l’âge d’or c’est aussi maintenant ; Ideal J, La Cliqua, Rocca par la suite… […] Pour moi c’est une boucle, je ne suis pas juste venu faire mon travail, il y avait un réel sens de partage culturel et musical avec Benjamin. » Armen ne pouvait rêver mieux pour la continuité de son œuvre. 

Un simple passage en DM Instagram – et d’une pastille bleue selon Armen – a suffit pour entrer en contact avec Benjamin Epps. Vrai reconnait vrai. Si la connexion est instantanée entre les deux, c’est plus d’un an après qu’ils se rencontrent des deux côtés de l’objectif. Une relation de « grand frère » s’installe rapidement, Epps trouve chez Armen conseils et avis sur sa musique, avant que les conversations se tournent vers l’image.

La construction de la pochette s’est finalement réfléchie très rapidement. L’équipe de l’artiste, dans le besoin rapidement de visuels, demande à Armen s’il peut être sur Paris une semaine plus tard. Les échanges avant ce moment ont finalement mené à rien, puisque le titre initial « BMW Boyz » n’est pas retenu, laissant place à : « Vous êtes pas contents ? Triplé ». 

Armen est connu pour « une certaine simplicité et une sorte d’impact » dans sa photographie. C’est cela que recherchent Epps et son entourage, le Noir et Blanc toujours comme colorimétrie. Deux références nourrissent Armen dans l’improvisation de la pochette : un portrait de Michael K. Williams, et un second de Miles Davis. « J’avais ce t-shirt d’une pochette de Miles Davis, un portrait de lui, un super grand plan mais qui est beaucoup plus saturé, tu peux faire plein de choses avec la photo ».

« Quand on a commencé à shooter, des portraits, avec la team chacun avait une vision très différente de ce qu’ils voulaient : Benjamin voulait un visage tout simple, regard direct. Une partie de la team voulait qu’il sourit, c’est quelqu’un qui a beaucoup d’humour, et moi j’avais cette idée de lame de rasoir […] il découpe le beat, il découpe les MCs, il découpe tout lui, il s’en fou » Trois idées différentes donc sont partagées, une fois les photos sur le moniteur : impossible de les départager ! Armen vient à se dire qu’il y a « suffisamment de plateformes digitales pour qu’on ait une pochette différente pour chacune. En plus ils se font tous la guerre, donc chacun aura son visuel ». Une idée déjà existante en vinyle, mais encore jamais à l’ère des plateformes digitales, qui fait l’unanimité dans le studio. La pochette simple se transforme en un triptyque, prenant tout son sens avec le titre du projet. 

Armen confiait à Booska-P, de passage à New York il y a sept ans, ne pas pouvoir travailler sans musique. Pendant le shooting avec Epps tournait une playlist de rap new-yorkais très actuel propre au photographe, puis quelques morceaux de lui, et aussi du R&B des années 1990’s, grande influence de Epps. « Sur mes shoots je peux écouter de tout et de rien, pas que du rap, je suis un très grand fan de salsa. Mes artistes favoris restent Prince et Stevie Wonder, au-dessus de tout ce qui existe. Mais on shootait dark, il fallait que ce soit sombre. ».

A la question « Quel est le 16 ou bien le titre de Benjamin Epps qui t’a le plus marqué ? », Armen répond sans aucune hésitation Blizzard, un morceau de Vladimir Cauchemar, « le meilleur morceau de 2020 » selon lui ! « C’est le morceau sur lequel il est au-dessus de tout, c’est un morceau sur lequel tu peux l’attendre sans l’attendre tu vois, c’est un morceau qui est respectueux et irrespectueux à la fois, il dit des choses sur lesquelles beaucoup de rappeurs ont échoué […] ‘tu peux te laver la main et les pieds de tes péchés’ : cette image-là elle est folle, je n’avais pas entendu quelque chose comme ça depuis que Booba avait dit : ‘j’ai pas confiance en l’homme ils ont tué le Christ’. ».

C’est ainsi que le triptyque est né. Armen confie au 16 sa joie d’avoir mené ce projet avec Benjamin Epps et sa grande signification. Il réaffirme enfin, plus de vingt ans après, son envie de continuer à marquer la culture. Si le monde du hip hop continuera à citer ses pochettes comme des classiques, Armen Djerrahian ne veut pas s’arrêter à ça : « Je ne veux pas faire partie du passé, je veux faire partie du présent ».