L’écrivain André Malraux disait : « L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme ». L’interprétation de cette citation peut être interprétée comme l’influence inconsciente que peut provoquer l’art à notre esprit. Dans la musique, l’interprétation personnelle est plus rare car le texte est souvent explicite. Dans une période d’urgence sociale afin d’éviter le suicide, Orelsan revient établir un constat de vérités sur la civilisation dont il fait partie, et une mise à jour de sa vie depuis que la fête s’est finie.

DE CAEN AU DIAMANT

Aurélien Cotentin a été appelé dans un premier temps O.R.E.L en guise de diminutif. Quelques posts My Space plus tard, le rappeur caennais rajoute « San » devenant ainsi Orelsan. Ce suffixe représente une formule de politesse japonaise neutre pour désigner une personne. Il reflète ainsi dans son nom d’artiste final sa passion pour les mangas et non pas un moyen pour lui de charmer des « putes asiat’ » comme il en rigole dans le morceau Logo dans le ciel

Perdu d’avance. L’album est sorti en 2009, et raconte l’histoire d’un jeune issu d’une ville de campagne. À travers son quotidien, Orelsan touche un public jeune très large qui n’est pas représenté par les rappeurs qui sont à ce moment-là, uniquement issus des quartiers. Cette vie de looser au summum de sa procrastination va propulser Aurélien sur le devant de la scène. L’explosion va entraîner les tristement célèbres dégâts médiatiques autour des morceaux Sale Pute et Saint Valentin. Ces révoltes féministes sur des histoires fictives ont entraîné un sabotage de son succès soudain et de sa tournée, remettant la destinée d’Orelsan en question. 

Le Chant des Sirènes. Après une période mouvementée, Orelsan revient avec un second album et séduit le public, renversant ainsi l’image fondée par les médias. Si l’album laisse son emprunte en 2011 avec de nombreuses réussites et trophées, son véritable succès restant la présence de morceaux intemporels : des constats de société et de l’industrie avec Raelsan et Suicide Social, un premier hit grand public avec La terre est ronde, et le succès du morceau d’un duo bien plus que cool avec Gringe.

Orelsan et Gringe sont les Casseurs Flowters. Le documentaire, réalisé par le cadet Cotentin, met en avant le fait qu’Orelsan n’était pas qu’un homme, il était un groupe composé d’Ablaye, Skread et Gringe. Si tout semblait construit pour un troisième album en solo, le caennais pris la routine industrielle à contrepied en préférant sortir un projet commun avec son compère Gringe en 2013. Loin de la Fantasy mixtape sortie en 2004, Casseurs Flowters apporte un style de rap nouveau à un moment où le clonage d’Or Noir était naissant. Entre délires, second degrés et dénonciations, c’est une structure heureuse qui attend les deux protagonistes et la suite de la carrière d’Orelsan.  

Comment c’est loin. Une pierre deux coups. Une bande originale et un film inspiré de l’univers des Casseurs Flowters. Rêveur du 7e art, Orelsan réalise son souhait de sortir son premier long métrage au cinéma avec Christophe Offenstein en 2015. Si au niveau des scores, on est loin d’un Intouchables, Aurélien Cotentin fait près de 250 000 entrées au box-office. Il continue par la suite d’alimenter sa relation avec l’acting dans Bloqués en 2015, ou encore dans le doublage de Saitama dans One Punch Man en 2016.

La fête est finie. Bien qu’on ait eu l’impression que cela fut simple ou basique, le retour de l’artiste caennais était au cœur de l’attention médiatique et musicale. Un retour triomphal faisant de lui un nouveau rappeur à la certification de diamant, soit 500 000 ventes. Basique, Tout va bien, La pluie, Paradis et sa réédition Épilogue, ce qui ressemblait à un dernier album, était en réalité celui d’une fin de trilogie. Sorti en 2017, réédité en 2019, l’album retrace les pensées de l’artiste face à son succès et ses désillusions, les constats de la société et de sa vie, et marque une véritable évolution et ouverture musicale pour la suite de sa carrière.

STRATÉGIE ET PRESSION 

L’absence dans la musique peut avoir plusieurs répercussions : l’oubli, dans le cas où l’artiste n’a pas réussi à créer le manque auprès de son public, ou alors l’impatience. Cette dernière engendre un risque de déception. Si on devait résumer, l’absence n’est pas la meilleure stratégie et c’est pour cette raison que 95% des artistes installés ne disparaissent pas véritablement des radars. Pourtant, quelques-uns dont Orelsan fait partie, préfèrent jouer la carte du temps afin de proposer un projet abouti et qui leur plaît. 

Photo par Fifou, collaboration avec Projet x Paris

Avec Civilisation, Orelsan avait cette pression médiatique et du public. Ce dernier avait offert un très grand succès à l’album précédant La Fête est finie. Pour faire face, Orelsan et son équipe savaient qu’il fallait pousser l’album au bout de ses idées et de ses envies musicales en évitant ce qu’ils ont déjà pu faire. En prenant cet angle de travail, le seul reproche qu’on aurait pu alors leur faire c’est celui de la subjectivité musicale du public. 

« Je savais que je voulais faire un album autour de “remettre en question ce qu’on m’a appris et le reconstruire”. » – Orelsan pour Mouv

PNL est allé sur la Tour Eiffel, Nekfeu a sorti un documentaire sur la conception de l’album Les Étoiles Vagabondes, Orelsan a quant à lui dévoilé une série/documentaire retraçant son parcours par l’intermédiaire de la caméra de Clément Contentin. Pour sublimer sa stratégie de communication, avec les prouesses artistiques de Raegular, Orelsan et son équipe ont dévoilé des éditions physiques multiples, reprenant soit les titres du projet dans un premier temps, soit des couleurs ou visuels identitaires de l’album par la suite. Une stratégie offrant l’aspect surprise à l’achat, le public ne sait pas forcément quel visuel sera présent sur son disque. 

ÉVOLUTION ET COMPRÉHENSION

« Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que dans l’album, je parlais beaucoup de mon rapport aux autres, à la société mais aussi de mon envie de transmettre, d’avoir un enfant ou de mon couple. Et je trouvais que le mot “civilisation” résumait bien toutes ces notions. » – Orelsan pour Mouv

La vraie force d’Orelsan depuis le début de sa carrière, c’est sa constante évolution musicale. Avec l’âge, l’artiste caennais a évolué dans ses textes, dans les sujets et les thèmes qu’il aborde. Néanmoins, ce n’est pas sans compter le travail artistique de Skread. Avec le documentaire, le public a permis de mieux comprendre l’impact que peut avoir Skread dans les choix artistiques d’Orelsan. En effet, ce nouvel opus ne déroge pas à la règle de la quête artistique. Orelsan et Skread accompagnés de Phazz sur certains titres, sont partis sur la quête de morceaux de variété française comme Rêve Mieux et Jour meilleur, d’ovnis comme Bébéboa, de titres plus bangers comme Du propre et de titres plus introspectifs comme La Quête avec une instrumentale à l’esthétique d’une comptine pour enfant. 

Photo par Fifou, collaboration avec Projet x Paris

Bien qu’il évolue, ce n’est pas pour autant qu’Orelsan change. Dans ce nouvel album, Orelsan reste fidèle à sa musique et à ce qu’il sait faire comme Baise le monde, Seul avec du monde autour mais encore la suite d’Ils sont cool : Casseurs Flowters Infinity avec Gringe. Un morceau qui a su plaire aux plus fans et nostalgiques d’Orelsan.  

Civilisation est structurellement construit dans l’idée de l’évolution. Ils n’ont pas été placés au hasard. Shonen est employé en guise de générique mais également en guise de définition dans la structure de l’album. Un shonen est un type de manga où le personnage suit une quête et apprend en grandissant, comme Orelsan dans Civilisation. La Quête est un condensé entre ses premiers pas à l’école et le moment où il se marie, ensuite on a sa relation avec l’alcool et la « mentalité 0 lendemains », puis ses constats de la société et ses relations amoureuses, pour terminer sur un message d’espoir avec le titre éponyme. Par ailleurs, il y a une forme de cercle vicieux dans l’album avec l’écho lyrical de la fin de Shonen et de Civilisation

« À la base, c’était juste un passe-temps mais l’temps est passé » – SHONEN

L’un des premiers thèmes du projet est le passé. Dans Shonen, Orelsan réalise une rétrospection de carrière qu’illustre parfaitement le documentaire. Dans ce dernier, il nous parle de la période où il s’est retrouvé dans la tourmente médiatique et de la difficulté qu’il a eu d’aller de l’avant : « Mais, quand il y a l’buzz, les merdes rappliquent : les hyènes, les fils de polémistes. J’viens juste de sortir mon premier disque, j’fais d’la politique, j’suis seul et triste ». Cette notion de passé vient se jumeler avec la famille bien qu’elle soit toujours au cœur de sa vie. Dans le titre, La Quête, Orelsan raconte son histoire condensée qui vient souligner l’importance au final de sa famille : « près d’toi, c’est là ma place ».

JOUR MEILLEUR

Orelsan a toujours cherché où était sa véritable place au long des projets. Dans son premier album, il rêvait de quitter sa ville et dans ce nouvel opus, il se rend compte que son véritable bonheur est à Caen. 

« J’habitais dans une ville de merde avec la Tour Eiffel dedans (…) mais j’viens de prendre une maison près d’Caen où ma famille passe les dimanches » – SEUL AVEC DU MONDE AUTOUR

Comme il le rappelle dans Casseurs Flowters Infinity, il a mis Caen sur la carte au point qu’il est le plus connu de sa ville avec Guillaume le Conquérant. Si au départ il faisait le portrait d’une ville moyenne et moyennement classe avec un Kebab Sauce Magic Beau Gosse, la vie parisienne ne fut finalement pas à la hauteur de ses attentes au point de la critiquer dans Seul avec du monde autour où il rappelle les défauts de sa campagne qui font son charme. 

« J’rejoins mon père au stade, on prend deux buts, on prend deux bières. J’retourne chez moi j’allume Fifa, j’reprends Malherbe, j’continue d’perdre, ouais » – SEUL AVEC DU MONDE AUTOUR

Caen a été son inspiration mais ne ce n’est pas la seule. Il écrit « chaque punch comme si Mickael pouvait voir ça » (San, ndlr) depuis plusieurs albums. Avec le morceau Du Propre, les références au « roi d’la pop » se multiplient, mais avec Civilisation c’est IAM qui vient être à l’honneur. « Ombre et Lumière » forme la boucle de l’album en référence à l’album du même titre du groupe marseillais. Le sens de cette phase au vu de l’album pourrait être le contraste entre l’évolution de la société qui sombre et sa vie à lui qui s’éclaircit avec sa quête du bonheur.

« J’sais pas comment sauver l’monde et, si j’savais, j’suis pas sûr qu’j’le ferais » – CIVILISATION

Un album d’Orelsan sans quelques piques sur la société, n’est pas un album d’Orelsan. Pour Civilisation, c’est même L’odeur de l’essence de l’album. On peut le découper en 3 catégories : la politique, le social et surtout la matrice capitaliste, un « mélange de peur, haine et tristesse » (L’odeur de l’essence, ndlr). 

L’ODEUR DE L’ESSENCE

Le premier point c’est la politique à laquelle nous pouvons associer la justice. Dans le morceau Manifeste, Orelsan offre un storytelling le mettant en scène au cœur une manifestation dans laquelle figure une femme, France. L’ensemble du morceau est rempli de métaphores sur la société et du sort de France. Le morceau peut également faire écho au film de Kassovitz notamment avec l’ambiance et l’histoire du morceau, mais également le sort des personnages principaux. 

Photo par Fifou, collaboration avec Projet x Paris

L’odeur de l’essence est une forme de Suicide Social 2.0. Dans le titre et single du projet, les rimes et les mesures s’enchaînent avec des tirs sur la justice et la police : « On prend des mongols, leur donne des armes, appelle ça « justice », s’étonne des drames » ou encore le système politique : « Pas b’soin d’savoir c’est quoi l’Sénat pour voir qu’les vieux riches font les lois ». Par ailleurs, l’artiste enchaîne avec le système de vote, avec le fait que les personnes âgées qui ne représentent pas l’avenir peuvent voter Marine Le Pen, que ceux qui connaissent rien en politique votent pour le plus charismatique ou encore le fait que « Si l’Président remporte la moitié des voix, c’est qu’les deux tiers de la France en voulaient pas » tout ça pour que la peur et l’anxiété nous gouvernent. 

« On s’bat pour être à l’avant dans un avion qui va droit vers le crash – L’ODEUR DE L’ESSENCE

Le second point, c’est l’aspect social de la société. Toujours sur le même titre, Orelsan démarre chaque mesure avec un mot pour la décrire : nostalgie, incompréhension, peur, désespoir, paranoïa, panique, méfiance, haine. Il parle notamment de cette haine médiatique qui étouffe la société avec le mal qu’il propage, les polémiques qu’ils cherchent pour vendre et l’appui des réseaux sociaux qui donnent la parole à n’importe qui. Cette haine sociale amène Orelsan à conclure dans Rêve mieux : « Génération burn-out, sous pression, courir après des chimères de perfection ». Dans ce morceau, Orelsan nous fait part qu’on s’étouffe les uns les autres avec l’actualité, une société noyée dans son égo et le regard des autres. 

« Il est vicieux, c’putain d’cercle, j’peux pas l’faire tout seul, faut qu’tu m’aides » – CIVILISATION

Le dernier cas, c’est la matrice. La matrice est le visage du capitalisme. Orelsan à l’instar d’autres rappeurs, dénonce ce système qui forme un cercle vicieux pour une grande majorité de la population au profit des bénéfices « La vie c’est facile t’as juste à faire mon job » (Du propre, ndlr), des riches et des patrons : « Combien d’jobs servent juste à satisfaire nos chefs ? » (L’odeur de l’essence, Orelsan). Dans le morceau Baise le monde, l’artiste va encore plus loin dans sa démarche, il décrit l’histoire d’une personne occidentale lambda qui sort un samedi soir. Sauf qu’à chaque action, il dérive sur les problèmes sociétaux et environnementaux que cela a engendré avant d’arriver à cette personne : la pollution, la discrimination physique, la destruction de la nature afin de dénoncer cette société de consommation dont lui-même est soumis malgré lui. 

« Avant, j’rêvais d’quitter la France, j’vais rester, j’préfère qu’on la change. Mélange vieilles et nouvelles croyances, mélange humanisme à la science. Évidemment, c’est plus comme avant, faut t’faire une raison, c’est l’concept du temps » – CIVILISATION

Malgré un constat terrible de la société, Orelsan continue sa quête du bonheur et voir le verre à moitié plein comme dans Jour meilleur. Le morceau essaye d’amener une note positive et de sincérité auprès des personnes atteintes de dépressions et qui ont l’impression d’être seules avec du monde autour. « Parfois je ne serai plus trop quoi dire » disait-il, et ce problème qu’il a d’évoquer ses sentiments et de trouver des mots pour aider, il en parle régulièrement dans le projet : « À quoi ça sert d’écrire des textes si j’sais pas dire aux gens qu’j’les aime ? » (Shonen, ndlr) ou par exemple « Les choses que j’ose dire à personne sont les mêmes qui remplissent des salles » (La Quête, ndlr). 

« Faut croire que la vie est belle, j’vais pas t’cacher que la vie est belle » – SEUL AVEC DU MONDE AUTOUR

L’album a failli s’appeler « Seul avec du monde autour » pour l’anecdote, le véritable fil rouge du projet. La grande majorité des morceaux représente la vision d’Orelsan, qu’on peut partager ou non, comme si nous étions à sa place. Dans le morceau qui aurait pu être celui éponyme, il nous raconte son quotidien de façon immersive. Il est loin des réseaux, loin de la capitale, loin d’une pseudo-vie superficielle d’artistes mais une vie quotidienne banale d’un mec qui habite près de Caen. Un clin d’œil à son premier album dont le thème central était le même mais avec une vision totalement différente. 

Photo par Fifou, collaboration avec Projet x Paris

Bien entamé avec Paradis sur l’album précédent, le thème de l’amour a lui aussi évolué au fil des années. Dans La Quête, l’artiste est désormais marié et révèle dans l’outro du projet qu’il souhaite avoir un enfant. Bien qu’il ait peint un amour parfait dans Paradis, dans Civilisation, il rétablit une forme de vérité. Ensemble vient dépeindre le portrait de deux êtres imparfaits que sont Orel et sa femme, qui au final finissent par s’aimer pour leurs défauts. À noter l’extraordinaire prestation musicale Daftpunesque de Skread à la fin du morceau. Dans Bébéboa, il parle des soucis d’alcoolisme que la femme de sa vie connaît et dans Dernier verre, il raconte sa peur de céder au charme des autres femmes alors qu’il n’aime qu’une seule personne. Malgré tous les hauts et les bas qu’il partage avec celle qu’il aime, il lui déclare une nouvelle fois sa flamme avec Athéna.

Orelsan réussit ce qu’énormément de rappeurs rêvent : une marque de vêtements, des projets cinématographiques réussis et des records d’albums certifiés et différents mais toujours soutenus par un public fidèle. Si parfois, les « spécialistes rap » oublient de le citer parmi les meilleurs rappeurs de l’histoire, il a bel et bien marqué le rap, et ce n’est que le début.