Il y a trois ans, aucune personne n’aurait parié qu’un vent de fraicheur viendrait d’un artiste aux valeurs fondamentales du hip-hop, pourtant c’est bien ce qu’a réussi à provoquer Benjamin Epps en fin 2020 avec son premier projet intitulé Le futur. Pour la sortie de son second projet : Fantôme avec chauffeur, avec le Chroniqueur Sale, 16 Mesures s’est entretenu avec les deux artistes pour de nouveaux regard croisé.

Cover par Fifou

Si Brett Sinclair et Danny Wilde ont vu leurs chemins se croiser et forger une amitié sans failles dans Amicalement Vôtre, se fut le même cas musicalement pour Benjamin Epps et Le Chroniqueur Sale. D’un côté, un parcours « atypique » comme le qualifie le rappeur. Benjamin Epps a grandi à Libreville au Gabon et fini par venir s’installer en France, il y a quelques années. Dernier d’une fratrie de quatre frères, c’est grâce à eux et avec eux qu’il découvre la culture hip-hop et commence à rapper. De l’autre côté, un parcours en dent de scie. Enfant de la culture hip-hop, vingt ans avant Fantôme avec chauffeur, le Chroniqueur Sale réalisait déjà des prods sous un autre nom. Seulement, il finit par lâcher cette passion. Mais, voyant le retour du rap au début des années 2010, c’est avec cette passion de parler de rap et de dire les choses qu’il se lance sur YouTube. Forte de son succès, sa chaine lui permis de « ressortir les machines » et dévoiler par la suite son premier projet : Sale 1.

Générique Amicalement Votre

Roger Moore, alias Brett Sinclair, et Tony Curtis, alias Danny Wilde, n’avaient pas prévu de se rencontrer mais l’histoire en a voulu autrement. Pour Benjamin Epps et le Chroniqueur Sale, c’est par le biais d’amis proches que le beatmaker contacte le rappeur pour lui proposer de travailler ensemble.

Benjamin Epps : « C’était avant Le Futur (premier projet du rappeur sorti fin 2020, ndlr). Il m’a appelé un soir et m’a proposé qu’on travaille ensemble. J’étais chaud ! Mais je voulais d’abord sortir mon projet solo. » 

Le Chroniqueur Sale : « Quand on me l’a fait écouter, j’étais choqué. Cette voix, ce flow, cette attitude, c’était tout ce que j’aimais : du boom-bap pas chiant ! (rires). On me l’a fait découvrir quand il rappait encore sur des faces B de Nas, Mobb Deep ou Jay-Z. »

Kennedy en 2005

         En fin 2020, Le Futur sort et c’est déjà une première réussite avec une audience qui se lance et des bons retours des médias ainsi que des acteurs du milieu. Et Benjamin reste un homme de parole et que ses rapports sont toujours cordiaux, comme il le rappe dans le projet (Lingots, Pt.2), ils entament le projet ensemble.

C.S : « Au début, c’était une vraie confiance à l’aveugle car à part Sale 1, il n’avait rien écouté d’autre, comme tout le monde ».

B.E : « C’est vrai qu’à ce moment-là, j’ai des doutes sur sa capacité à me proposer un projet dans ma veine. Jusqu’à présent, ces productions étaient plus ouvertes comme avec Alkpote ou Limsa d’Aulnay. Mais je voulais écouter ce qu’il me proposait ! Et un matin, je reçois trois notes vocales de beat du Chroniqueur. J’ai écouté et j’ai pété un câble, c’était génial et ce que je voulais ! »

         Rares sont les projets de nos jours qui viennent mettre en avant deux artistes, que cela soit deux rappeurs, ou un rappeur et un beatmaker. Cette valeur s’est perdue en France pour le Chroniqueur : « Bien que cela revienne petit à petit, on n’a plus tellement cette culture des années 90. On savait que MADIZM était derrière NTM, Djimi Finger derrière Arsenïk, DJ Mehdi derrière la Mafia K’1 Fry. Les beatmakers avaient une place prépondérante dans l’esthétique, et on les connaissait ». Si le dicton rappelle que rien ne se perd et que tout fini par se transformer, parfois cela fini aussi par se retrouver, et ce fut le cas avec 7 Jaws et Seezy en 2020, et maintenant avec Benjamin Epps et le Chroniqueur Sale en 2021.

Photo par Fifou

« L’idée n’était pas de me mettre moi en avant, mais deux artistes qui comprennent la même musique. » – Benjamin Epps

L’idée de ce projet n’était pas de mettre en avant que le rappeur, Benjamin Epps, car pour lui cet EP était autant son projet que celui du Chroniqueur Sale, d’où ce choix notamment de le faire figurer sur la cover. Cette dernière fut réalisée par Fifou et vient imprégner les auditeurs d’une image et d’une couleur avant d’entrer dans le projet.

B.E : « Une fois que je lui ai donné le titre du projet, Fifou savait où il voulait aller et c’est lui qui a donné la direction. Sur la cover de Le Futur, mon regard est tourné, je ne regarde pas l’objectif car vers l’objectif il y a tout le monde. Le sens derrière c’est que tout le monde se regarde, moi je regarde vers l’horizon. Sur Fantôme avec chauffeur, il y a cette même idée : maintenant que les regards sont sur moi, je ne regarde toujours pas l’objectif, mais je surveille autour de moi. »

         Tout semble minutieux et construit pour Benjamin : tant par sa direction artistique où Le Chroniqueur nous loue son exigence, que par ses inspirations qui forgent la personnalité et la musicalité du rappeur. Si leur premier amour commun est le rap new-yorkais, leurs compréhensions musicales finissent par aller bien au-delà de ce dernier.

Samba les couilles

« En 2020, il s’est passé quelque chose avec le succès d’Alpha Wann et Freeze Corleone ! » – Le Chroniqueur Sale

         2020 s’est vu être l’année de la Drill et des artistes plus underground recueillant une vraie attention du public. Parmi eux on retrouve notamment Alpha Wann, Freeze Corleone, Dinos ou encore Laylow. Tout semble à penser que le rap est cyclique.

B.E : « Le rap c’est cyclique, et des artistes comme Alpha Wann ou Freeze Corleone que j’estime tous les deux, ont fait de la lumière pour des artistes comme moi. Mais c’est un tout, il faut un tout pour faire un monde, donc Dieu Bénisse Alpha et Freeze mais aussi Koba LaD et le Seven Binks. Dieu Bénisse tout le monde. »

C.S : « Dans la musique, il y a toujours des albums qui créent des ruptures ! Parfois on ne s’en rend compte que deux trois ans après. C’est possible qu’UMLA (premier album d’Alpha Wann, ndlr) ait crée ce basculement en 2018. Peut-être que c’était le tronc, qu’il y ait eu une branche et que nous sommes la feuille ! (rires) »

Stupéfiant & Noir – Alpha Wann

B.E : « UMLA a emmené le rap français dans une autre dynamique. Aujourd’hui, Alpha Wann on le regarde d’un autre œil, alors que personne n’aurait misé sur lui il y a 3 ans ! Pour moi il a changé la donne, je suis sûr que dans dix ans on le considèrera comme un classique. Le fait qu’il soit aussi reconnu, qu’il soit disque d’or, c’est un exemple pour les artistes qui veulent faire leur musique et réussir sans forcément entrer dans les tendances du moment. »

C.S : « Quand cet album est arrivé, c’était différent. Il semble aujourd’hui un point de bascule comme Temps Mort l’a été, comme Or Noir l’a été, après peut être à un moindre niveau parce qu’aujourd’hui le public va piquer un peu ce qu’il intéresse alors qu’à l’époque : il y’avait pas internet et le rap n’avait pas autant de variantes. »

         Comme nous le confie Benjamin, la musique reste avant tout une histoire de moment, et la pandémie a su profiter aux artistes moins « hitman » au profit d’autres variantes du rap dans laquelle il fait partie : « La pandémie a fait du bien à des artistes comme moi ou Freeze Corleone, les gens eu ont plus de temps pour écouter ». En effet, lors de sa première vraie exposition, le public a été surpris de découvrir un artiste namedroper d’autres artistes tel que les membres d’1995, Booba, Isha, Lino, Georgio..

Plié en 5

« Je viens prendre les Nekfeu, les Alpha, les Sneazzy » (Plié en 5)

B.E : « Les gens n’entendent pas, ils écoutent, mais j’ai compris leurs réactions. Les membres de leur équipe l’ont très bien pris car ce n’était pas du tout un manque de respect. Dans la phrase, il y a le verbe « prendre », qui renvoie à une notion d’inaccessibilité. Dans le sens où ils sont à un niveau potentiellement inaccessible, donc moi, je suis venu me mettre à leurs niveaux ! C’est au final très élogieux. » 

         En effet, cette formulation lyricale s’est perdue dans le rap français. Malgré un retour plus récent du namedroping, beaucoup d’artistes ne le font pas. Quand le public en entend un, il s’extasie surtout quand, en fonction de la phrase, cela pourrait porter à confusion, alors qu’au final cela reste toujours une marque de respect.

C.S : « Ça se voit que ça s’est perdu. À une époque, ça n’aurait choqué personne. Tout s’est tellement lissé et tellement uniformisé, et que tout le monde aime tout le monde alors on ne dit rien car le public prend ça au premier degré aussi. Alors qu’en vrai, c’est la base du rap ! C’est un sport ! Un artiste comme Benjamin quand il écoute un très bon album, il se dit qu’il doit faire mieux. »

Notorious

« Booba a sorti son dernier album, ça y’est maintenant je dois prendre le trône » (Notorious)

B.E : « Ma démarche lyricale est spontanée, je ne pense à citer. Quand je cite un artiste, c’est toujours un S/o car je n’ai aucun problème avec des artistes. Je ne dirai pas « Fuck intel » car ces gens-là ne m’ont rien fait. Je ne suis pas le genre de personnes à vouloir créer des problèmes, je suis toujours dans une démarche positive et avant tout un fan de rap. Je peux à la fois écouter Georgio que je trouve est immense, comme Isha ou même Ultra de Booba, car pour moi ce sont des références. Booba est pour moi le plus grand rappeur français de tous les temps, et en vérité le fait qu’il arrête, il permet de passer le flambeau à ceux qui viennent après lui, et donc de se faire une place. Son règne a duré 25 ans, c’est juste génial et je rêve de la même longévité. »

Photo par James Camulo

         L’esprit du hip-hop est l’essence même du rap de Benjamin Epps et de la musicalité proposée par le Chroniqueur Sale. Si cet esprit de compétition s’est perdu ces dernières années, il revient petit à petit. De plus en plus d’artistes dont Benjamin fait partie, veulent se surpasser les uns les autres tout en restant dans une démarche saine et surtout de respect.

         Entre une voix différente sur laquelle il a décidé d’en faire sa force, un amour profond et familial pour la culture hip-hop en guise d’éducation musicale, et une prise de temps voulu pour perfectionner son art et proposer un rap nouveau avec l’essence même de ce dernier. Le jeune rappeur aux midicloriens de l’ancienne génération « ramène un vent de fraicheur, en rendant moderne des éléments anciens » selon le Chroniqueur. En découvrant Benjamin, 16 Mesures a fait un vrai rapprochement avec Prince Waly.

Doggy Bag – Prince Waly

B.E : « Prince Waly m’a toujours inspiré. Il est l’une des raisons pour laquelle j’ai gardé cette envie de rapper et d’avoir mon propre univers. Il démontre qu’on peut réussir en faisant ce qu’on aime. Avant qu’il ne sorte BO Y Z, il a sorti un projet Junior avec Myth Syzer, est pour moi c’est l’un des meilleurs projets de ces dix dernières années ! Il y avait l’attitude, c’était actuel et rétro ».

         Si Benjamin se verrait collaborer avec le Prince, mais également Oxmo Puccino ou Alpha Wann, par l’amour commun du hip-hop qui les uni et l’admiration qu’il leur porte, le Chroniqueur lui rêverait de voir Benjamin en compagnie d’autres rappeurs issus d’univers totalement différents afin de voir ce mélange d’esthétisme et musical qu’il manque parfois au rap français : « En France, j’aimerai beaucoup que les rappeurs ne soient plus catégorisés. Venez on se cultive tous et on prend ce qu’il y a de bon dans chaque type de rap et on se mélange ! ».

Photo par Fifou

         L’esthétisme de Benjamin est hyper important. D’un côté par l’image avec les clips en noir et blanc et les covers pleines d’attitude, de l’autre par la musicalité et cette fois-ci elle est proposée par le Chroniqueur Sale. L’homme qui a toujours préféré Blue Print de Jay-Z au Black album, rejoint le 16 sur l’idée qu’un projet est toujours plus cohérant quand ce dernier est dirigé par le moins de beatmakers possibles : « Les projets où tu as un milliard de beatmakers, ils sonnent beaucoup plus compilation qu’album ».

Cette esthétique passe aussi par le titre : Fantôme avec Chauffeur. Une référence au film de Gérard Oury sortie en 1996 avec Gérard Jugnot et Philippe Noiret, le titre vient alors faire une double connotation. La première est sentimentale. Le film, qui passait régulièrement à la télévision gabonaise, a marqué le Benjamin enfant. La seconde connotation est esthétique : « Il y avait cette idée de Fantôme avec ce que représente Le Chroniqueur Sale, et moi le chauffeur. Lui qui me donne la direction, et moi qui l’emmène dans cette direction ». Lors de la proposition du rappeur gabonais, le beatmaker fut séduit : « Je trouvais que cela nous correspondait bien, notamment avec le clin d’œil par rapport à mon personnage ».

         Les deux artistes nous ont confié que le projet avait été majoritairement réalisé à distance par les raisons sanitaires que nous traversons, mais la volonté de se coordonner et proposer le meilleur projet possible surpassait cette distance, créant ainsi cette alchimie qui nous a donné un projet de 7 morceaux. « Au début on partait sur un projet de 5 titres, et puis finalement on a enregistré 8 morceaux et on en a gardé 7 » nous expliquait le Chroniqueur dont son approche du projet était différent que celle de son premier projet Sale 1 : « Quand tu invites des artistes qui ne sont pas dans le même univers, tu dois t’adapter à eux. Alors que là, c’est tout en commun et je préfère car c’est un projet qui va plus me ressembler. Tout est dans le même grain et dans la même direction. Là je prépare Sale 2 où je vais me faire plaisir et m’ouvrir, mais je préfère un projet avec un seul artiste car la direction artistique est plus cohérente et l’un s’adapte à l’autre. »

Cover par Fifou

         Dans ce projet cohérant mené musicalement par « un génie de la musique » comme nous l’a décrit Benjamin Epps, et lyricalement par ce dernier, 16 Mesures s’est amouraché du morceau, Dieu Bénisse les enfants, et nous n’avons manqué de leur demander comment ce morceau était né :

B.E : « Je voulais faire un morceau à thème dans ce projet, un morceau où du début à la fin je parle de la même chose. Le texte a été écrit avant que nous travaillions ensemble avec le Chroniqueur ».

C.S : « Le texte était incroyable, mais c’était mal enregistré et la prod méritait d’être retouchée. Ce morceau montrait une autre palette artistique de Benjamin. Après on s’est posé la question de sa présence sur le projet car le morceau est vraiment différent mais on savait que c’était une pépite. Alors j’ai retouché la prod et on l’a gardé. »

B.E : « J’ai eu des neveux qui ont à peu près le même âge qui vivent au Gabon, mais ces enfants, je ne les vois pas grandir car cela fait plusieurs années que je ne suis pas retourné au pays. Avec le temps qui passe, la vie qu’on mène aujourd’hui avec internet, les réseaux sociaux, les enfants qui deviennent des grands plus vite, on subit cette évolution et moi le premier car il y a trois mois ils avaient un an, et aujourd’hui 6 (rires). Pour moi jusqu’à un certain âge les enfants doivent rester des enfants. On doit les protéger, leurs donner tout l’amour possible car c’est eux le futur. Est-ce qu’ils sont prêts à combattre tous les vices dehors ? L’homme qu’on devient dépend de l’enfant qu’on a été. »

Photo par Peach Adashi

Chroniqueur avais-tu une pression vis à vis de ton public vu que tu fais partie de ceux qui parle de rap sans langue de bois ?

C.S : « La seule petite pression que j’ai, c’est par rapport à ceux qui ne m’aimaient pas de base : des médias, des journalistes, du public, parce que quand t’es un des rares à ouvrir ta bouche, forcément tu vas être plus scruté. Mais au fond, je m’en bats royalement les couilles (rires). Ma communauté connaît mes critères, ils peuvent ne pas être à 100% d’accord avec mes avis ou les critères rapologiques que j’aime, ils savaient à quoi s’attendre avec ce projet. »

Qu’est ce qui te plait le plus aujourd’hui, parler de rap ou en produire ?

C.S : « C’est d’en produire largement, malheureusement je n’en fais pas assez car avoir la double casquette ce n’est pas facile. Il y a des rappeurs qui m’aiment bien mais collaborer avec moi serait trop délicat parce que je ne suis pas politiquement correct. Mais je préfère la casquette de beatmaker, parler de rap c’est bien, en faire c’est mieux. »

Benjamin, dans Lingots, part.2, tu dis que « Le Futur, c’est une promesse » en analogie, Fantôme avec Chauffeur, c’est quoi alors ?

B.E : C’est la promesse que le futur sera brillant, c’est la continuité du premier projet. Si le Futur c’est une promesse, Fantôme avec chauffeur, c’est l’une des promesses tenues.

Pour terminer, tous les deux savent que leur proposition artistique ne fera pas l’unanimité, bien que beaucoup seront ravis du retour de ce style de rap-là. Une suite s’annonce totalement envisagée, mais il faudra patienter le temps que l’un et l’autre se développe encore artistiquement afin de ne pas offrir la même recette.