Après s’être gentiment fait un nom sur la scène antillaise depuis plus de deux ans maintenant, le duo martiniquais composé de Lé Will et Deuspi dévoile très prochainement son premier projet… Ensemble du berceau à la musique, le 16 est parti à leur rencontre.

La géolocalisation est partagée, le rendez-vous est donné à 16 heures. Nous retrouvons Deuspi et Lé Will directement chez eux, dans leur quartier de Rivière-Salée, grande commune du sud de la Martinique. Cet endroit est leur, chaque mur est marqué par les empreintes des deux natifs. Avant d’être un duo d’artistes, Lé Will et Deuspi forment un binôme depuis l’enfance. Des frères de mères différentes mais de la même génération, rencontrés à l’école et liés à jamais. Cette symbiose telle qu’on la voit aujourd’hui est le résultat de vies presque communes, les deux ont grandi ensemble, sur les mêmes terres. Ces terrains sont les mêmes que l’on retrouve dans leurs clips. La rue qui longe le quartier nous emmène au carbet, là où trainaient les grands quand le duo, encore jeune, jouait au ballon sur le carré de pelouse derrière ou trainait à l’autre bout de la même allée. Les années passent, le carbet est investi par cette nouvelle génération qui s’y adonne aux dominos et jeux d’argents. Un autre point de rassemblement se trouve au second bâtiment. Lé Will et Deuspi ont toujours trainé ici, bloqués entre deux autres bâtiments, comme si le second était la première marche du podium.

C’est séparément qu’ils découvrent la musique. Bercés par le reggae à la maison, c’est le dancehall qui rythme véritablement la musique aux Antilles durant leur jeunesse. Mais rapidement les deux s’intéressent et prennent plaisir en écoutant du rap. Lé Will écoute Lil Wayne et Sean Paul, inspiré par ses racines anglophones de l’île voisine Sainte-Lucie. Comme Deuspi, ils tombent dans le rap français en écoutant Rohff, Booba et la Fouine. Une brochette d’ennemis et de clashs auxquels le duo fait référence, marqué par cette époque. Sans oublier la Sexion d’Assaut, intouchable. Une dizaine d’année passée, Lé Will et Deuspi se prennent à leur tour au genre grandissant en France et aux Antilles, le trap. Ils se rejoignent autour d’artistes comme Mercenaire, et Evil Pichon, aujourd’hui Evil P, deux figures majeures des débuts de la scène locale. La trap antillaise prend le monopole ici dans les quartiers, et les ados qu’ils sont deviennent « matrixés ». A l’époque, nous précise Deuspi, les DJs étaient les artistes en lumière, en dépit des chanteurs. Les nouveautés sortaient via leurs mixs, et le public étaient à l’écoute sur Soundcloud. Lé Will se voyait aux platines, lui aussi, et Deuspi s’imaginait poser sur ses mixs.

Cette diffusion témoigne du malheureux « retard » que les acteurs musicaux ultramarins subissent. Les Antilles n’ont encore jamais bénéficié d’un modèle économique tel que celui de l’Hexagone. Encore aujourd’hui, s’abonner aux plateformes de streaming n’est pas la norme. Leur accès est encore limité, aucune offre n’est mise en place pour les ultra-marins, les artistes n’incitent pas leurs publics à streamer payant, sans oublier qu’une partie essentiel du public peut connaitre des difficultés à payer un abonnement. Le milieu s’est professionnalisé, pour continuer il faut espérer que la consommation elle aussi,  devienne « professionnelle » et génératrice de revenus. Essentiels au développement de la scène, les médias spécialisés de l’Hexagone n’y sont pas pour rien non plus, leurs intérêts pour les scènes de la France ultramarine ne s’est vu que très rarement.

Deuspi est le premier à tomber dans la musique, très vite il écrit ses premiers textes, puis quotidiennement des phases et des couplets. Quand son frère s’imagine footballeur, lui avait déjà cette « science » de l’écriture qu’il gardait jusque-là pour lui. Il commence en groupe à chanter du Dancehall, mais très vite la réalité du trap l’atteint. Deuspi préfère cette musique, parler de manière crue de la réalité, tout en ayant un sens, un message conscient. La majorité atteinte, Deuspi arrive enfin à faire poser son frangin. Lors d’une journée chez la cousine de Deuspi, une instrumentale est lancée, lui écrit un couplet et Lé Will sort un flow, naturellement en anglais. Benef Constant est leur premier titre mais leur alliance n’est pas nouvelle. Le duo se retrouve naturellement dans la musique, ce qui rend la production artistique plus simple à réaliser, et agréable à écouter. « Il y a une certaine symbiose. Ce n’est pas que la musique, c’est plus fort que ça, il y a un vrai lien » ajoute Deuspi.

Peu après que l’on se soit installé pour discuter, un « grand du quartier » promenant sa fille vient checker le binôme. « Très vite, [Lé Will et Deuspi] se sont démarqués de certain de leur âge, ils ont été bien et ils font toujours ça bien ». De la génération d’avant, il nous explique qu’ils ont réussi à faire ce que leurs ainés n’avaient pas fait : ne pas faire de différences entre les grands et les petits du quartier, toujours avec le respect mutuel comme mot d’ordre. « Tout le monde est dans le même bateau » finit-il. Un esprit d’entraide, dans les deux sens, et la transmission de bonnes valeurs marquent leurs discours.

Les deux trappeurs font parler d’eux, seuls ou ensemble, accompagnés ou non. Leurs sons gagnent en public, ils reçoivent rapidement de la force des artistes locaux. Deuspi est invité par Stickly sur Carnage, Lé Will feat avec Sly T sur 1.200. Le Dj Natoxie leur produit deux bangers : Milano en duo, et un superbe solo de Deuspi, Koke Fanm Zot – que l’on peut plus ou moins traduire par « Une nuit avec vos femmes ». Peu à peu les regards se tournent vers eux, et fin 2020, le label Karma Music contacte le duo et se montre intéressé. Karma music est notamment le label gérant le trappeur Guadeloupéen Mata. Coïncidence ou pas, Deuspi et Lé Will l’avaient rencontré trois semaines avant l’appel du label lors de sa venue en Martinique pour le tournage d’un clip. Ils voient en leur signature avec Karma Music, basé en Guadeloupe, un moyen pour eux de dépasser « les petites rivalités Gwada-Mada » qui persistent dans les esprits de certains antillais, un symbole d’ « unité ». Cette unité est grandissante sur la scène musicale des Antilles et de la Guyane. L’évènement qui en témoigne le plus est sans aucun doute la semaine Planète Rap de Meryl (février 2020), pendant laquelle elle a réuni un grand nombre d’artistes d’outre-mer et créé une ambiance de folie, le tout sur une chaine de radio nationale. Dernièrement, c’est Jozii qui a réuni la crème de la trap antillaise sur le morceau Bienvenue aux Antilles. Sont réunis à ses côtés : Flash, Marginal, Mercenaire, Kima, Mata, Tiyou, Lyrrix et bien sûr Lé Will et Deuspi. « Les Martiniquais on était tous regroupé au studio, on a pris un pied au studio, ça s’était jamais passé ! On avait encore jamais check Margi [Marginal] » explique Deuspi avant que Lé Will ajoute : « Maintenant on est connecté, on se donne la ce-for ». Jozii a réalisé ce que peu aurait tenté, dépasser les barrières entre quartiers et oser demander des featurings. Un mouvement de Jozii plus que probant pour le duo, qui fait désormais, sans aucun doute, partie de la scène urbaine antillaise.

Mais l’objectif est clair, Lé Will et Deuspi ne veulent pas se satisfaire de leur public aux Antilles, et même à Sainte Lucie. Le but est fixé, maintenant que leur musique touche du monde et qu’ils sont entourés de professionnels, traverser l’Atlantique et pouvoir toucher un maximum de monde par la musique est leur volonté : ne plus être cantonnés à la scène antillaise, mais devenir acteurs de la scène française. Pour y arriver, ils ne considèrent pas le créole comme une barrière insurmontable mais sans aucun doute un frein à la compréhension de leur musique. « Le créole restreint et nous laisse aux Antilles, les gens de l’Hexagone vont pas forcément comprendre ». Les artistes écrivent ainsi de plus en plus en Français, et Lé Will retournerait également à l’anglais ces derniers temps au studio. Pour Deuspi, « quand tu auras pété, tu pourras, petit à petit, faire rentrer tout le monde dans le bain du créole ».

Ti Milo est leur dernier hit en date et a fait sensation ici, aux Antilles. Quand Bruce Little avait repris en 2018 le tube Cuisse la du groupe légendaire Guadeloupéen Les Aiglons, dans son titre Marny, Deuspi a voulu lui aussi reprendre une boucle légendaire de la musique locale. Un jour venu en studio, Lé Will a chantonné Ti Milo de la figure Eugène Mona, repris en 2011 par Marginal. Sur une « troisième génération » donc, Eugène Mona est à l’honneur. Ils construisent la prod ensemble avec Le Hasche, Lé Will et Deuspi se prennent la tête quelque jours à chercher les bons flows avant enfin d’aller enregistrer en Guadeloupe, pendant un de leur séminaire. Dans le clip tourné entre leur quartier, la Savane des Esclaves aux Trois-Ilets et la Savane des pétrifications à Sainte-Anne, modernité se mélange avec tradition… à l’image de la musique. Une réussite gratifiée très récemment par plus d’un million de vues sur YouTube.

« An stud la nou kon dé chimist, chak son nou fè sé on posyon » aligne Lé Will dans Sens interdit. Pour leur premier EP, Deuspi et Lé Will ont fait dans la diversité et suivi différentes recettes. Avec neuf titres, dont deux solos de Lé Will et deux pour Deuspi, il faut maintenant profiter du succès de Ti Milo pour amener le public à découvrir le reste de leur potion. Le prochain featuring avec Mata devrait lui aussi être apprécié par leur public respectif. Ce qui était un passe-temps pour ces deux jeunes s’est transformé en profession. Le 16 espère que leur évolution n’en est qu’à son départ, et souhaite au duo de représenter le 215 et les Antilles au-delà des Caraïbes.