« Mes albums de rap préférés ont dix ans. Qu’est-ce qu’on a fait en dix ans à part courir sur un chemin glissant ? », voilà ce qu’on pouvait entendre sur le morceau Quand il neigeait encore de Bekar, et en ce 16 octobre 2025, on fête les dix ans du premier album de Georgio : Bleu noir. Souvent oublié dans les albums de cette année 2015, il reste néanmoins l’album nostalgique d’une génération en pleine construction.

Nourris par la poésie et la littérature, nuancé par la couleur grise d’un bitume quotidien, et saupoudré de réflexions intérieures, voilà comment on pourrait définir l’écriture de Georges Édouard Nicolo, ou plus simplement, Georgio. Né aux Lilas en Seine Saint Denis, le 21 janvier 1993, l’artiste a surtout vécu et s’est forgé dans le 18e arrondissement parisien. Fruit d’un rap parisien tourné vers le récit d’un quotidien gris et étouffant, dans lequel se glisse l’espoir d’un avenir meilleur, Georgio a su attraper son public avec plusieurs projets entre 2011 et 2014 parmi lesquels on peut compter : Une nuit blanche, des idées noires, Mon prisme, Soleil d’hiver avec Hologram Lo’, Nouveau souffle et À l’abri.
DES TÂCHES D’ENCRES SUR UNE FEUILLE BLANCHE
Après plusieurs projets, l’heure était au premier album. Si Georgio a eu de multiples propositions de signer dans des labels pour le produire, il décide finalement de prendre l’indépendance et que ce premier album soit financé par son public via une plateforme de financement participatif Kiss Kiss Bank Bank. Ce sont 1821 fans qui ont joué le jeu et apporté 52 000€, permettant à l’artiste de développer Bleu Noir du mix aux promotions en toute transparence avec son public.

1816 ventes en digital, 1953 ventes en physique et 1821 en direct via Kiss Kiss Bank Bank font un total de 5590 ventes en première semaine. Pour celui qui avait peur d’affronter l’échec du premier album, c’est le succès qui est au rendez-vous, surtout en totale indépendance et produit par son propre public.
« L’album aurait pu s’appeler « Je » ou “L’mépris des autres pour l’amour des miens” » – Bercé par le vent
C’est au coeur d’un premier album mêlant son quotidien qui l’oppresse, ses pensées sombres, sa danse avec la dépression et ses histoires personnelles et amoureuses, que Georgio se livre au public. C’est en se mettant complètement à nu que cet album ultra personnel et plein de rage, qu’il devient universel pour un public qui finit par le comprendre et s’identifier dans ses méandres psychologiques et sentimentaux. Bleu noir marque aussi une vraie évolution dans la qualité musicale et dans son écriture, l’occasion de revenir sur 10 punchlines.
« J’attends si peu des autres, j’ai d’jà déçu les miens » – Jeudi gris
La notion de déception revient très régulièrement dans l’album, et ce, dès les premières phrases de cette introduction. La fameuse citation « ne rien attendre des autres » vient ici être validée par l’artiste se disant qu’il ne peut rien attendre des autres, parce que lui-même, a déçu ceux et celles qui attendaient quelque chose de lui.
« Aujourd’hui, c’est pas rien d’respirer, mon air sent les regrets » – Jeudi gris
Dans ce premier album, Georgio partage tout ce qui peut se passer dans ses pensées, et il n’hésite pas à poétiquement dire qu’à l’inverse de Lunatic, il a le temps pour les regrets et essaye d’apprendre à vivre avec.
« Y a plus d’amour dans les familles quand l’manque d’argent kidnappe Noël » – Bercé par le vent
Un autre thème récurant dans l’album, c’est la misère : des siens et des autres. La dualité de cette phrase vient à la fois évoquer le fait que Noël est une fête qui permet de rassembler notamment par l’envie de faire plaisir à l’autre, pourtant, il faut de l’argent et dans certains quotidiens, Noël prend moins de saveurs. Cependant, elle reste une fête familiale où l’on peut se retrouver et partager un moment ensemble, même quand l’argent manque à l’appel.
« On va s’lever, serrer des mains à des enculés en restant courtois » – Bercé par le vent
Au quotidien, on se retrouve forcé de travailler et d’échanger avec des personnes avec qui, on ne pourrait pas passer une seule minute dans notre vie privée. Pourtant, pour des raisons financières, on se sent obligé à surpasser cette hypocrisie professionnelle.
« À force de penser, on se noie dans l’écume de nos verres d’eau » – Dépression
On se noie quotidiennement dans nos pensées, ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qu’on a dit ou pas dit, développer nos rêves ou non, cependant l’ennemi de tout ça, qui est une autre notion de son album, c’est le temps qui passe. Ici, Georgio revient sur ce temps qui passe et nous forge des habitudes, finit par nous noyer à force d’imaginer ce qu’on pourrait faire au lieu de passer aux actes.
« Si facile de faire une croix sur son propre horizon » – Rêveur – pour Anatole
Notre vie est jonchée de rêves, pourtant, une grande majorité de ces rêves ne seront jamais réalisés. Parfois, ce sont uniquement des raisons réalistes et financières, mais majoritairement, nous sommes nos propres freins. Faire une croix sur son horizon, c’est s’empêcher de rêver sur cette ligne droite que représente ce dernier.
« Ça m’fout la haine, j’pense aux miens, j’pense à Makomé. Bavure policière, 6 avril 93, commissariat des Grandes Carrières, Paris 18ème » – 6 avril 93
Originaire du 18ème arrondissement, Georgio revient sur l’affaire Makomé au commissariat des Grandes Carrières qui a été le moteur du film La Haine de Mathieu Kassovitz que l’artiste n’a pas manqué de citer à de nombreuses reprises dans ces textes. Cette affaire est une bavure policière où le policer Pascal Compain a tué d’une balle dans la tête Makomé. On vous invite à regarder notre documentaire sur La Haine qui retrace cette histoire et celle du film.
« L’espoir, c’est remplir son cœur de fausses promesses » – Faut tenir
« La rupture, c’est la voiture en forêt qu’éteint ses phares » Rose noire
Autre thème énormément développé dans ce premier album, c’est la notion d’espoir et en particulier l’espoir amoureux et ses désillusions qui peuvent faire mal au coeur et impacter l’humeur. L’amour pourrait apporter un peu de lumière dans un quotidien sombre et gris que celui d’un parisien du 18e arrondissement, pourtant dans cet album, l’amour enfonce encore plus loin Georgio dans l’obscurité.
« Les fleurs du mal ne poussent pas qu’dans les poèmes de Baudelaire » – Rose noire
Référence évidente à l’auteur Charles Baudelaire et son célèbre ouvrage les Fleurs du mal dans un morceau où Georgio utilise les fleurs pour métaphorer ses pensées. Ce recueil de poèmes regroupe quasiment tous les poèmes de l’auteur sur l’ensemble de sa vie et dans lequel se développe le fameux spleen baudelairien, celui de la profonde mélancolie face au mal de vivre.
ENTRE L’OR ET LA DISCRÉTION
Tout explose pour Georgio ensuite avec son deuxième album Héra en 2016 suivi de sa réédition en 2017, certifié disque d’or (50 000 ventes, ndlr) 11 mois plus tard, puis disque de platine (100 000 ventes, ndlr) en 2021. Porté par les morceaux Brûle, L’or de sa vapeur rouge ou encore son titre éponyme, cet album est une véritable réussite pour l’artiste le permettant de quitter l’ombre dans lequel il se trouvait pour découvrir la lumière du succès.
XX5 en 2018, Sacré et sa réédition Ciel enflammé en 2021, Années sauvages et sa partie 2 en 2023, puis Gloria en octobre 2025, Georgio a continué à sculpter son art dans la pierre du temps. Même si on aurait pu imaginer un succès plus important après Héra, Georgio a réussi ce que peu ont fait, volontairement ou non : stabiliser son audience avec un public qui sait qu’il ne sera pas trahi par un artiste qui les a construit tout en acceptant ses variations musicales : « Un seul mot d’ordre : rester vrai dans tous mes disques » (Héros).