« Peut-on vraiment échapper à son destin ? », si tout sonne comme une question de philosophie, Souffrance démontre par son histoire qu’on peut à la fois le fuir et finir par le retrouver. C’est dans une loge d’un concert dans le 95, qu’on a retrouvé l’artiste montreuillois et son collectif l’uZine pour retracer son parcours et sa vision d’artiste.

« J’kicke depuis des lustres, j’ai pas donné mon cul, j’ai pris des « vu » » Singe Savant | Même si aujourd’hui tu arrives en position de nouveau visage, tu rappes pourtant depuis très longtemps, il y a même des morceaux qui datent des années 2000.. comment ça a commencé ? Raconte nous cette longue période avant Tranche de vie en 2021.

Mon premier projet « C’est du lourd ta race » est sorti en 2007. Mais il y a des trucs encore plus anciens, j’avais posé sur la compilation qui s’appelait 20 heures. Mais pour répondre à la question, la découverte du rap se fait par mon environnement. J’ai grandi en banlieue, dans pas mal de villes du 93. On écoutait NTM, IAM, les classiques. Même si je n’étais pas trop musique, j’ai quand même commencé à écrire très tôt. Puis quand je suis arrivé à Montreuil, il y avait une grosse ambiance artistique notamment avec les studios du Café la Pêche. C’est avec cet endroit que je me prends au jeu du rap et que je commence à kiffer rapper. À la sortie de Temps Mort en 2002, je me prends une vraie gifle, ça me met dedans à 100%. Je refais ensuite un peu le fil avec les X-Men notamment. Je suis très rap français, mais il y avait quand même un peu de rap américain avec Nas et son album Illmatic. Il y avait le morceau New York State of Mind, je l’écoutais en boucle. Je voulais poser dessus, j’essayais de trouver un flow. Par la suite, j’ai continué le rap avec L’uZine, c’était mes frérots, mes potos de la cité. Mais j’ai fini par lâché l’affaire, j’y croyais pas trop alors j’ai essayé de me réinsérer avec du travail.

GRÜNT 17 – BIG BUDHA CHEEZ

Puis en 2014, pour le Grünt 17, Prince Waly a invité l’uZine, ça a été un déclic pour moi. Je pars à Grünt avec des morceaux que je n’avais jamais fait, et je pose un 3 minutes sans refrain, ce qui créé un engouement. Alors je me suis dit qu’il fallait que je me concentre pour sortir un album pour ne pas avoir de regrets. En 2015, je sors l’EP « Le peuple a faim » avec la boite de grec, et 6 ans après, je sors Tranche de vie. Donc il y a quand même pas mal de temps qui est passé entre les deux (rires), mais j’en avais besoin pour relancer la machine, réapprendre à écrire, ce n’était pas évident.

Quand tu fais Tranche de vie, ce n’est donc pas dans une idée de percer, mais dans une volonté de consécration personnelle d’avoir sorti un album ?

Exactement, je n’avais pas cet espoir-là. Après pour être honnête, dans ma tête je me disais toujours que c’était impossible qu’il ne se passe rien car j’étais vraiment fier de mon album. Je voulais tout donner et dans le cas où il ne se passait rien, j’aurai quand même fait quelque chose et concrétisé un projet de A à Z sur une passion qui m’anime. Je n’ai pas vraiment de morceau préféré de cet album, chaque morceau dedans à son histoire et ses influences. Entre les morceaux qui ont bien marché comme Simba ou des morceaux plus spé comme Mathématiques, j’aime vraiment chaque morceau pour ce qu’il est. Dedans j’ai même une instru de DJ Duke (DJ et membre du d’Assassin, ndlr) sur Périphérique, ou même Tobby sur Meurtre et Jeanne d’Arc, qui sont tous deux décédés depuis. J’aime vraiment son projet dans son entièreté. 

SOUFFRANCE, SIMBA

Il y a vraiment eu beaucoup de reconnaissance autour de ce projet, donc ça signifie qu’il a été bien accueilli et sur le plan personnel réussi. Il y a eu des gros noms qui ont parlé de moi et j’ai même reçu des messages d’artistes qui ne font pas du tout cette musique-là et qui sont dans des sonorités plus actuelles. Le milieu s’est pris le bordel (rires).

Ton nom est de plus en plus sur le devant de la scène, comment on le vit quand cela fait des années qu’on rappe dans l’ombre ?

Ma vision est que j’aurai dû sortir Tranche de vie avant. C’est que c’est moi qui ai décidé d’arrêter le rap. C’est moi qui ai décidé de me mettre sur le côté sans avoir fourni de réelles choses. Il n’y avait pas de clips pour le projet C’est du lourd ta race, il n’y avait rien. Si ce moment de lumière n’est pas arrivé avant c’est que je n’ai pas travaillé autant avant. À un moment je me suis vraiment dit qu’il fallait que je le fasse. C’est mon cours de vie, je me prends pas la tête là-dessus.

SOUFFRANCE, par Gabriel Hardy

Dans cet album, il y a un thème et une ambiance que je ne peux m’empêcher d’échanger avec toi, c’est Gotham, quel est ton rapport à l’univers de Batman ?

J’aime beaucoup l’ambiance très sombre que cet univers dégage, c’est un comics qui peut être très effrayant voir horrifique. Puis Batman c’est aussi le héros qui n’a pas de pouvoirs. C’est le mec normal, il est riche, et on a tous envie d’être riche (rires). Après, il est orphelin, moi aussi, donc a beaucoup de point communs. Après je ne suis pas un fan-boy non plus de toute la franchise. En plus des dessins animés que je regardais petit, il y a le film avec Le Pingouin (Batman : Le Défi, ndlr) ou même celui avec Jack Nicholson (Batman, ndlr), il était très sombre ce Batman-là. Même les gueules des gens étaient très sombres aussi, c’était à une époque où il n’y avait pas les effets spéciaux aussi, donc ça semblait plus réel. 

Après un premier album réussi, on sait que c’est une étape, mais une plus compliquée se cache derrière, c’est celle du deuxième album. Qu’est ce qui t’a donné cette envie de sortir un deuxième album et quels étaient les objectifs et les volontés derrière Tour de magie ?

Ce qui m’a donné envie de faire un album par la suite, c’est que je me suis dit : « OK, t’as fait le premier maintenant t’es dans un train », parce que, à cause de Tranche de vie, j’ai dû arrêter le taf une seconde fois, après l’avoir déjà arrêté pour le créer, pour répondre aux obligations de l’album. Maintenant, je dois y aller à fond parce qu’on reste aussi dans une vie où on a besoin d’argent. Donc à un moment donné, si ta pratique ne te rapporte pas d’argent tu vas finir par l’arrêter, à part si t’es rentier (rires), mais au final tu vas aller vers quelque chose qui te rapportera plus d’argent.

SOUFFRANCE, TOUR DE MAGIE

Avec Tour de magie, je voulais rebondir assez rapidement, et je voulais faire un album moins deep, moins sombre, que tu puisses écouter sans avoir une oreille aussi attentive sur les punchlines que sur le premier. Je voulais aussi un album qui aille un peu plus dans tous les sens, je voulais poser sur des choses où on ne m’attendait pas, je voulais créer la surprise.

Quand on regarde Noctambus (mixtape sortie avant Tranche de vie, ndlr), il y a des freestyles sur du Aya Nakamura, sur des morceaux de violoncelle. J’ai toujours été dans ce délire de chercher des nouvelles sonorités mais après, pour moi, un album doit avoir une identité. Avec Tour de magie, je voulais un album dans lequel chaque morceau t’ouvre une porte.


Tu restes de cette école de différencier les types de projets, que ça soit un album, une mixtape, un EP ?

Oui vraiment. Pour moi, le format album, c’est le « format roi ». Quand un artiste dit qu’il sort un album, ça ne fera jamais le même effet que s’il annonçait une mixtape. On ne doit pas s’attendre à la même chose. C’est un format plus personnel, où tu te dévoiles un peu plus, où tu vas aussi plus loin dans tes délires. 

SOUFFRANCE, par Gabriel Hardy

« Ils m’ont dit : « tu t’es fait une clientèle », rien à foutre, j’vais la perdre. Un jour j’fais bien, l’lendemain, j’fais quatre fois d’la merde » dans Tour de Magie. Aujourd’hui que tu connais un début de succès qu’on te souhaite plus grand, tu as peur que demain ça s’arrête ou est-ce que tu te prépares à ce que ça s’arrête ?

On a toujours peur que ça s’arrête. Peu importe ce que tu fais, si tu fais un truc que tu kiffes, tu t’imagines parfois ce que ça ferait si ça s’arrêtait demain, et tu te rends compte que tu devras faire ou refaire des trucs qui te font moins kiffer. Donc bien sûr, il y a cette peur qu’un jour tout s’arrête. De toute façon, un jour tout s’arrêtera car tout fini par s’arrêter pour tout le monde. Mais en réalité, cette peur doit plus ou moins exister car pour moi ça dépend de l’énergie que tu mets dedans. Si tu prends ça au sérieux, normalement, il n’y a aucune raison que ça s’arrête. En tout cas, pas tout d’un coup. Si demain ça s’arrêterait, est-ce que je garderais le rap en tant que passion ? Ça serait différent. J’écrirai des freestyles par ci, par là, mais je ne me lèverai plus et ne me coucherai plus en pensant rap. Je n’aurai plus que ça dans ma tête, je serai un freestyleur de soirée (rires).

 « Ils m’ont dit : « Fait des hits » mais je m’en bats les reins. J’suis venu faire le plein, pas serrer des mains. Carré comme Alpha et Freeze, armé comme Daenerys, j’fais du R.A.P d’hérétique » dans Singe Savant, tu penses que Freeze Corleone et Alpha Wann ont ouvert une brèche au public pour des rappeurs comme toi ou d’autres ?

Ouai carrément. Freeze peut-être un peu moins car il est aussi dans cette énergie drill et que personnellement je n’y suis pas, mais en tout cas Alpha c’est évident. Après ce n’est pas forcément par rapport aux succès qu’ils ont eu que j’ai dit ça, c’est que ce sont des mecs qui n’ont pas travestis leurs musiques. Ils sont restés avec leurs bases qu’ils ont fait évoluer, tout en gardant l’âme de leurs musiques. Je les prends comme exemple car ils ont proposé du rap, pas un rap avec un du chant ou de la mélo, un rap pur et dur, et ça a donné de l’espoir pour les gens qui sont dans ce même créneau. Après personnellement, même si je me vois dans cette branche-là, j’ai quand même cette envie de chanter. Si je savais chanter, il y aurait eu plein de refrains chantés, voir même des couplets chantés. Quand je parle d’âme aussi ce n’est pas que dans la forme, c’est même quasiment que dans le fond, si demain je chantais, j’irai pas chanté les palmiers et les grosses meufs, ça resterait du Souffrance (rires). L’âme c’est le discours que tu tiens. Quand tu prends avant, même si c’est pas sur toutes leurs chansons mais des mecs comme Balavoine ou Mano Solo, ils chantaient, envoyaient de l’émotion, le tout sur des vrais thèmes et des vrais sujets, et souvent c’était ultra sombres.

BALAVOINE, Tous les cris des SOS

Tu cites Balavoine ou Mano Solo, mais est-ce qu’il y a d’autres artistes de variétés qui t’ont touché aussi ?

Balavoine clairement, notamment sa voix, il avait une voix incroyable. Mano Solo certes, mais Renaud aussi, il m’a beaucoup marqué. France Gall quand elle chante les morceaux de Michel Berger. J’en oublie mais il y a aussi Léo Ferré, Francis Cabrel, même Louise Attaque, Noir Désir, il y en a quelques-uns.

Je me vois totalement collaborer avec des artistes qui sont éloignés de mon univers. Je ne mets aucune barrières dans la musique. On reste des artistes et j’adore échanger avec des artistes, peu importe qu’ils fassent de la musique, de la peinture… Donc clairement je ne me mets aucune barrière, il faut juste que lorsque je l’écoute, cela me procure de l’émotion.

SOUFFRANCE, SINGE SAVANT

Tu disais au micro de Mehdi Maizi dans le Code, que tu supprimais toute notion du temps dans tes morceaux. Pourquoi faire ce choix ?

Je veux pouvoir parler à toutes les personnes et à tous les moments de ma vie. Par exemple, j’avais un état d’esprit quand j’avais 20 piges, qu’aujourd’hui je n’ai plus. Seulement c’est possible qu’à un moment donné en me mettant dans ma bulle pour écrire, j’arrive à retrouver cet état d’esprit, et donc que j’écrive un texte comme si j’avais 20 piges. Je pourrai même écrire un truc que je ne pense plus maintenant, tout en restant raisonnable car plus jeune j’allais trop loin (rires). Mais j’aime bien quand dans l’art, le temps n’ait pas d’emprise, qu’on ne sache pas spécialement dater. Il y a des gens qui ont écouté mon morceau Simba, ils pensaient que j’avais 22 ans. 

Si tu avais la possibilité de poser un couplet de Souffrance sur un morceau ou un projet qui t’a marqué, où est-ce que tu aurais aimé le voir ? 

Retour aux pyramides des X-Men c’était bien dans la compilation Ma 6té va craquer ? Bah j’aurai clairement aimé poser dans la compilation Ma 6té va craquer. Il y a que des sons de fou dedans. Ou alors dans Première classe aussi. En vrai à l’époque, c’était plus sur une compilation que j’aurais aimé voir un de mes couplets, car ces compilations réunissaient tout le monde et encore aujourd’hui on en parle.