Quand l’une des plumes les plus historiques du rap français rencontre l’un producteur les plus précis, cela offre un album où les saveurs d’un ancien âge d’or sont rafraîchies pour ce début d’année 2024. Rencontre avec Dany Dan et Kyo Itachi, dans une interview croisée sur leur travail d’orfèvre pour leur album en commun : Pièces Montées.
Pour ceux dont la curiosité ne les a pas encore mené à Dany Dan, il est l’un des membres du groupe emblématique: Les Sages Poètes de la Rue avec Zoxea et Melopheelo. Si plusieurs albums ont pris place dans les incontournables du rap français, notamment Qu’est-ce qui fait marcher les sages ? en 1995, c’est surtout leur sens de la technique et de la formule qui a laissé une empreinte indélébile à l’Histoire : « Jamais on aurait pensé créer une école de rap, une école boulonnaise reconnue presque partout en France. Sans me vanter, on est devenu un groupe iconique. On a mis notre pierre à l’édifice du rap français. Quand je pense au groupe, je résume ma pensée en une seule phrase : rien n’est impossible. » nous confie Dany Dan.
Qui dit « école », dit « élèves », et les Sages Po’ ont eu un grand nombre de disciples et ont été de nombreuses fois cités dans des morceaux ou dans des interviews : « Souvent on me demande si je ne suis pas aigri ou dégoûté parce que beaucoup d’artistes suivent mes traces. C’est tout le contraire. Je suis très extrêmement flatté. C’est gratifiant de voir que d’autres rappeurs, en écoutant ce que je propose, se disent qu’ils vont suivre cette voie-là car elle leur parle ».
Kyo Itachi : J’avais deux cousines à Bobigny qui écoutaient du Hip-Hop. C’était à l’époque des cassettes où il y avait Face A et Face B avec l’ auto-reverse, donc ça tournait en boucle dans la salle de bain (rires). Je découvre comme ça les Sages Po’ alors que de base, j’entendais surtout des groupes locaux, c’est pour dire la puissance que ça a pu avoir. Le premier son qui me vient d’eux, c’est Amoureux d’une énigme. Par la suite, j’ai écouté ce qu’ils faisaient sans forcément être un auditeur assidu puisque j’étais surtout tourné vers les États-Unis. Mais ce groupe me parlait. Ils avaient ce style américain qui me plaisait, un peu à la Public Enemy ou N.W.A, que ça soit dans leurs clips, leurs façons de marcher ou leurs sapes.
Dany Dan : Il dit vrai. On prenait exemple sur les américains. C’est eux qui nous amènent cette première influence liée au Hip-Hop. On essayait de les imiter et on y arrivait plus ou moins bien.
Au-delà d’une carrière de groupe remarquable, le membre du collectif Beat de Boul a également sorti plusieurs projets solos dont deux albums : Poétiquement correct et À la régulière, et a collaboré avec Ol’Kainry sur deux albums. Certains de ses projets ont connu un certain succès d’estime que le temps a conservé, les qualifiant même de « classiques du rap français ».
Poétiquement correct, pour ne citer que lui, est considéré par beaucoup comme un classique, quelle est ta vision d’un classique pour toi ?
Dany Dan : Sincèrement ce que j’appelle un classique, ce sont pour moi des albums ou des morceaux qui tiennent face au temps. On se rend compte qu’un truc est classique, avec le recul. Quand tu le réécoutes, et que tu te dis que ça tient encore, je peux comprendre qu’on puisse qualifier que c’est un classique. Mais moi-même, je ne peux pas dire que j’en ai fait un. Je me suis déjà dit en studio qu’un morceau était mortel et qu’il allait tout déchirer, mais aujourd’hui, je garde une certaine retenue car c’est le public qui décide au final. Je ne vais pas me dire que ça va forcément plaire, je l’espère seulement. C’est avec l’expérience que tu penses comme ça. Aujourd’hui, tant qu’un morceau n’est pas sorti, il n’existe pas pour moi.
Kyo, quelle vision portes-tu sur la musique de Dany ?
Kyo Itachi : Je ne pourrai pas dire que j’ai un projet classique de Dany, pour moi, ce sont des morceaux de lui qui m’ont marqué, voire même, ce sont des couplets. Par exemple, ceux dans Beat de Boul ça m’avait choqué ou même dans les albums avec Ol’Kainry.. Kyo commence à rapper en regardant Dany : « Je suis dans mon propre délire.. » (Classic Shit, extrait de Saison 2). Même le morceau Crie mon nom remix, quand il entre dessus, c’est mémorable. Je me rappelle d’un titre aussi que j’ai découvert assez tardivement, c’est Porcelaine. Dany est dans le panthéon des fines plumes du rap français, et aujourd’hui encore, c’est un des meilleurs en terme d’écriture. Plus jeune, je le voyais comme une des grandes figures du rap français, comme un Busta Flex ou un Booba.
Assez parlé du Pape de Boulogne, parlons désormais de l’homme au masque de fer, plus précisément au masque dans Bleach. Ceux qui avaient pu se procurer le magazine volume 3, dans lequel on y retrouvait une interview exclusive de Kyo Itachi, ont pu en apprendre un peu plus sur la personnalité de l’artiste, et de cet homme de l’ombre qui partage désormais l’affiche avec Dany Dan.
Pour ceux qui suivent attentivement ta carrière, tu es très productif, comment on arrive à être autant passionné après autant d’années de travail ?
Kyo Itachi : Je pense être unique. Non pas d’un point de vue prétentieux, en mode « je suis le meilleur, je suis le roi des prods », mais je me considère comme unique dans ma façon de travailler et dans ma vision. Tout peut être sujet d’inspiration pour créer : un album, une phrase, un documentaire… Par exemple, je peux écouter Hell on Earth de Mobb Deep, ça va me faire revivre des moments que j’ai vécu à sa sortie, et m’inspirer. Chez moi, la flamme de création n’est jamais éteinte. Elle se développe en fonction de mes émotions et de mes envies. J’aime créer des concepts et me réfugier dedans pour les développer au maximum. Quand un projet est fini, j’ai toujours l’idée de ce qui va suivre avec une volonté de faire différemment.
Après des dizaines de projets, Kyo termine enfin l’album commencé des années auparavant : Solide. Si par sa nature, il n’attendait rien de l’album pour éviter d’être déçu, il fut surpris par l’accueil qui lui a été réservé par le public rap multigénérationnel. Dessus on pouvait y retrouver Alpha Wann, JeanJass, les X-Men, Rocca et évidemment Dany Dan, pour leur première collaboration, fruit de leur rencontre. Rencontre que nous confie Kyo : « Le premier lien se fait avec le morceau César, présent sur Solide. Je l’avais contacté une première fois en 2018 ou 2019, et il avait décliné car il avait des featurings à honorer. Je n’avais pas de rancœurs, je préfère qu’on me dise « non » plutôt que « oui » et que l’artiste fait trainer pour ne pas que ça se fasse. Au moment de boucler Solide, j’attendais le morceau d’Alpha Wann. À un moment, j’ai douté et cru que je ne l’aurais jamais à temps, alors j’ai proposé à Dany de se joindre au projet pour combler une éventuelle absence. Il a accepté. Au final les deux sont venus (rires). Après la première fois que je l’ai vraiment rencontré c’était au concert de Zoxea (21 mars 2012 à La Scène Bastille, ndlr) car je réalisais la première partie. On s’était croisé, mais il n’y avait pas eu plus d’échanges que cela, je ne voulais pas l’embêter (rires). ».
À quel moment, l’idée de faire un album ensemble arrive ?
Kyo Itachi : Après le morceau César, l’alchimie s’est faite naturellement, et on s’est mis à faire d’autres morceaux. Puis au bout de quelques-uns, je me revois posé dans mon salon à voir des images d’un album en commun Dany-Dan / Kyo Itachi. En France, ça ne se fait pas énormément, et encore moins avec un rappeur qui a marqué l’histoire. Je me voyais faire un album dans cette énergie, on a pris le temps et tout s’est fait naturellement.
Dany Dan : J’ai commencé à lui demander pas mal de sons. Sincèrement sur 10 sons qu’il m’envoyait à chaque fois, il y en avait 8 ou 9 qui me rendaient vraiment ouf, ça déchirait. C’était la première fois que ça me faisait ça depuis les Sages Poètes de la Rue. Après Kyo m’a un peu devancer, mais au fur et à mesure, on a échangé par rapport à l’idée de faire un projet ensemble. Une des raisons pour laquelle j’avais envie de le faire, c’est que j’ai souvent entendu cette critique envers moi que je choisissais mal mes prods alors que j’écrivais extrêmement bien. Cet album, c’était une occasion rêvée. Je savais que cet homme déchirait et que ses prods étaient considérées. Cet album, on a pu le faire à distance. La technologie de maintenant nous permet de faire ça. Il m’envoyait des pistes, je lui retournais avec mes textes. On faisait des allers-retours comme ça, jusqu’à ce qu’on soit d’accord afin d’éviter que l’un soit dégouté d’un choix de l’autre. On se devait de défendre chaque morceau comme il fallait. On n’a pas eu de compromis à faire, seulement il y a un morceau que Kyo adorait, et moi, pas autant que lui. Je lui ai fait confiance, il s’agissait du morceau Rarissime.
Kyo Itachi : Pour l’anecdote, on faisait le concert à la Place, et il me dit qu’il a besoin de prods pour l’intro du concert. Je lui en envoie plusieurs dont celle de Rarissime qui datait un peu. Au final, on ne l’utilise pas. Les jours passent et je reçois un mail signé « Daniel Lakoué » avec un morceau intitulé « Rarissime », et je me prends une claque.
Quand deux artistes aussi pointilleux se consacrent à un projet ensemble, il faut du temps. Annoncé lors de leur passage dans Rap Jeu pendant la promo de Solide, il aura fallu attendre deux ans avant que l’album Pièces Montées soit dévoilé : « Dès le début, on s’est dit qu’on allait prendre le temps de bien faire. Il ne s’agissait pas de faire plusieurs morceaux et de jeter ça comme ça. Il fallait qu’on s’invente musicalement, comme un groupe. C’est au fur et à mesure que ça s’est construit et que c’est devenu plus costaud. Et ce n’est que le début. » nous confie Dany Dan.
Kyo Itachi : Avec Dany, on s’entend tellement bien humainement et artistiquement que si on faisait dix albums ensemble, les dix seraient différents.
Sur ce projet, on retrouve Izaya sur deux morceaux, mais également Freeze Corleone et Alonzo, comment on choisit ses invités après une telle attente du public et une telle précision artistique ?
Dany Dan : On ne voulait pas beaucoup de featurings. Seulement 3/4, grand maximum. On avait une liste de quelques noms qu’on voulait inviter. Freeze Corleone et Alonzo en faisaient partie. Il y avait d’autres noms mais pour des histoires d’agenda, ça n’a pas pu se faire. On les fera une prochaine fois. Eux deux, ils avaient un peu de temps malgré le fait qu’ils tournaient beaucoup. Ils nous ont remercié et accepté l’invitation, ce qui nous a surpris, et on a surfé ensemble sur les prods de Kyo (rires).
Fifou a réalisé cette cover très esthétique et originale, tout en restant épurée, racontez-nous l’histoire de cette pochette ?
Dany Dan : Le titre a été trouvé avant la pochette. « Goat » en anglais signifie « chèvre » mais c’est également l’acronyme de « Greatest of All Time ». Beaucoup de fans nous disent qu’on fait partie des meilleurs, y compris Fifou. Dessus, on nous présente comme deux boucs. Sur la pochette, il y en a un qui parle à l’autre. C’est deux chèvres qui se parlent pour ce jeu du rap, même si on joue l’un contre l’autre, on est ensemble. Après on laisse la place à l’interprétation du public. Fifou nous a demandé vers quel genre de choses on aimerait aller, et il est revenu avec cette histoire de Goat. La cover est très belle, ça marche bien. Fifou est rempli de talent et de professionnalisme.
Kyo Itachi : C’est la meilleure pochette de ma discographie. Tout est beau, le concept, la lumière.. Je me remémore les chèvres qui me léchaient le coude (rires). En quelques clics sur son appareil, on voyait déjà des pochettes.
Dany Dan : Même le jeu d’échec qui nous a ramené c’était du sérieux (rires). On ne s’est pas mis de pression. Il ne s’agit pas de mettre une claque aux gens, il s’agissait de faire un bel objet. C’est pour ça que ça s’appelle Pièces Montées.
Quelles sont les ambitions que vous visez avec cet album ?
Kyo Itachi : Je voudrais que cet album s’impose dans le temps contrairement aux autres sorties qu’on a chaque semaine. Et que le tout, c’est à dire la pochette, les lyrics, les prods, soit reconnu à sa juste valeur. On a travaillé comme des malades dessus. Maintenant que c’est sorti, ce n’est plus entre nos mains.
Dany Dan : Je complète ce qu’il a dit en disant, qu’on aimerait que les gens comprennent ce qu’on a voulu faire. Un album bien hip-hop. J’aimerais qu’il soit écouté par le plus grand nombre et pouvoir faire un maximum de concerts et de festivals pour le défendre sur scène. C’est de ça dont j’ai le plus envie. Et enfin, comme tout le monde quand il sort un projet, un maximum de ventes et pourquoi pas, un jour, un disque d’or, qui sait ?