On vous parlait il y a de cela quelques années, d’une attente particulière d’une mode des albums en commun dans le rap français (il y en a déjà eu dans l’histoire mais cette démarche n’est jamais entrée dans la culture francophone, ndlr). Une démarche bien fleurie ces dernières années aux États-Unis qui ne pouvait qu’arriver en France. Si les collaborations annoncées ne se sont pour le moment pas révélées, certaines spéculations sont quand même sorties.
Entre 2020 et 2022, trois gros albums communs rap français sont sortis. Cependant, ils ont tous eu un point commun : une difficulté à survire dans le temps. Très loin d’être de mauvais albums, nous allons au contraire en faire l’éloge et nous vous conseillons de vous plonger dedans. Néanmoins, nous allons tenter d’expliquer les difficultés que chacun d’entre eux rencontre et des possibles erreurs réalisées qui auraient pu leur permettre de persister dans le temps. Nous rappelons par ailleurs, que ce ne sont que des avis expliqués, et que le désaccord existe.
HORIZON VERTICAL – Heuss + Vald (2020)
Si les mathématiques gardent une certaine logique, le projet commun de Vald et de Heuss déroge à la règle de l’addition. Même s’ils ne veulent jamais trouver le frisson devant, l’addition offre une somme inférieure à celle annoncée.
Musicalement, Horizon vertical est d’une excellente qualité et une diversité qui peut satisfaire petit et grand consommateur de Hip-Hop. On est très loin du cliché « club » sur lequel surfait Heuss l’Enfoiré et qu’on aurait pu craindre, au contraire ça nous emmène dans différents moods et différents univers. Entre des morceaux kickés comme Royal Cheese ou Matrixé, des morceaux introspectifs comme 1992 et 2014 qui correspondent respectivement à leur date de naissance et à celle de leurs fils, ou encore des mélancolies avec Vhr et l’incroyable Canada. Il y en a pour tous les goûts et le contenu est qualitatif.
Par ailleurs, on peut également souligner la structure des morceaux qui est riche et une volonté de s’évader au maximum du découpage classique : couplet de l’un, refrain d’un des deux, et couplet de l’autre. Le parti pris de ne pas ramener d’invités est intéressant, l’album est homogène grâce à la combinaison des beatmakers Seezy et Zeg-P et les sujets sont variés également : succès, vie privée, relations aux autres, les rouages industriels.. Tout semble si parfait, pourtant l’album n’a pas eu les retours attendus des équipes et a rapidement disparu des écoutes du public malgré sa qualité. Comment expliquer cette désillusion ?
Le vrai problème qu’a rencontré cet album n’est pas dans le contenu mais dans l’univers qui l’accompagnait :
Dans un premier temps, il y a eu très peu d’interviews de qualité, rendant l’album au final un peu flou et ovniesque aux yeux du public en général. En effet, le public, mise à part le leur, ne pouvait pas développer une curiosité d’écoute suffisante car les artistes se sont trop amuser à jouer leurs personnages en interview, qui peut être génial pour leurs publics mais restreindre le reste.
La pertinence de jouer leurs personnages à fond aurait pu être intéressante si elle avait été moins lourde, mais la cohérence pour convaincre un projet commun aurait été, à notre sens, de faire des sorties musicales de démonstrations avec des freestyles sur les médias populaires, surtout qu’ils sont tous les deux des découpeurs et que leur projet commun le démontre.
Enfin, l’album a souffert de sa date de sortie. Décembre n’est un mauvais mois, mais il y’a eu quelques détails qui ont joué contre ce moment. Tout d’abord, quelques jours auparavant Vald dévoile une mixtape Échelon dans laquelle on retrouve le banger Gotaga, la double sortie a saboté involontairement le single mais aussi le projet en commun. Une erreur avouée par son équipe plus tard. Par ailleurs, Horizon vertical est sorti le même jour que la Don Dada Mixtape vol.1 qui contenait un florilège d’artistes et une attente immense du public autour de ce dernier. Pour finir, l’album a malheureusement souffert du Covid car quelques concerts ou festivals auraient suffit pour faire (sur)vivre ce projet sur la durée.
Néanmoins lorsqu’on se plonge dans le projet et que la musicalité nous plait, car n’oublions pas que la musique reste subjective, on a du mal à en décrocher. Le voyage est totalement réussi par Vald et Heuss l’Enfoiré et nous vous conseillons fortement leur Horizon vertical.
SVR – Kaaris & Kalash Criminel (2022)
Comme un rugissement dans la jungle urbaine, l’annonce d’un album commun entre Kaaris et Kalash Criminel a su en intimider plus d’un. Deux fauves affamés qu’on libérait d’une cage, l’album ne pouvait être qu’un bain de sang.
Entre des premiers singles bien plus que convaincants avec Tchalla et Tu dois des sous, et des excellentes interviews notamment celle avec Mehdi Maizi dans le Code, l’album se faisait attendre.
Minuit sonné, Cendrillon est rentrée chez elle, et les deux sauvages sevranais sortent les crocs et choquent le rap français. Un début d’album bien sombre, bien violent, avec des punchlines bien hardcores, le tout sublimé par Apocalypse en featuring avec Freeze Corleone, un morceau aussi obscur que cohérent, et l’ensemble assaisonné de morceaux plus légers pour faire respirer le projet comme Shooter et King Von. L’album sonne dans un premier temps comme un écho au classique Or Noir réalisé par Kaaris en 2013, seulement s’il est dans cette liste, c’est que tout ne s’est pas passé comme prévu.
En effet, l’album a rencontré son succès à sa sortie et d’excellents retours, mais un point fait l’unanimité : la longueur du projet. Vous nous direz qu’il ne contient que 15 titres par rapport à d’autres projets qui peuvent en contenir bien plus, seulement quand on se lance dans le projet à un moment l’auditeur peut décrocher. Quand on écoute le projet de A à Z, dès qu’on dépasse le 9/10e titre, on peut ressentir un début de lassitude car le projet commence à devenir redondant avec des morceaux doublons bien qu’ils n’aient rien à envier aux premiers. À notre sens l’album endure de deux points. Le premier c’est le nombre de titres qui aurait pu être réduit. Ensuite, de sa structure. Beaucoup de morceaux se ressemblent structurellement : couplet de l’un, refrain d’un des deux, couplet de l’autre. Quitte à faire 15 titres, pour dynamiser un maximum le projet, les artistes auraient dû, à notre sens, réaliser des esthétiques de morceaux différents : un morceau solo de chacun, des morceaux avec juste un refrain de l’autre, ou encore un autre featuring en fin de projet, par exemple avec une femme pour prendre à contrepied.
Néanmoins l’album reste d’une qualité bien supérieure à la moyenne des sorties de 2022. Kalash Criminel est d’une extrême violence et semble vraiment intouchable sur l’ensemble du projet, et Kaaris rappelle sa puissance malgré des sorties fortement critiquées, et surtout repositionne la couronne qu’il a depuis Or Noir sur la tête.
SADIO RYIAD – Freeze Corleone & Ashe22 (2022)
En mars 2022, l’armée des ombres du 669 a décidé d’envoyer leurs deux représentants sur un album commun : Freeze Corleone, alias Ras Al Ghul, et Ashe22 alias Bane, sur SADIO RIYAD. « Sadio » pour Sadio Mané, et Riyad pour Riyad Mahrez, deux footballeurs techniques et rapides. Le choix du nom de l’album est en rapport avec leurs origines, Freeze Corleone et Sadio Mané étant sénégalais, et Ashe22 et Riyad Mahrez, algériens.
Si la série de leurs featurings : Scellé, était arrivé au terme d’une trilogie, rien ne laissait prévoir un album commun entre les deux artistes ensuite. L’univers des deux rappeurs est marqué par l’alchimie et le flow qui les oppose. Ambiances très pesantes, des prods obscures et des thèmes bien plus que sombres, sont le cœur de cet album commun, court mais bien structuré. On retrouve notamment une interlude au centre des 11 titres qui vient offrir un vrai souffle au projet bien que cette dernière reste dans l’ambiance avec ces extraits audios. En établissant un constat du projet, la production est extrêmement savoureuse (S/o Flem et Amine Farsi), les rappeurs sont vraiment là pour préformer et viennent former un vrai Yin et Yang avec deux nuances de gris foncé. Néanmoins, comme les deux projets précédents, le succès long terme du projet n’a pas été rencontré.
Alors on va éviter de commencer par dire qu’il y a trop de morceaux dans une atmosphère similaire et obscure, car on écoute un album commun de Freeze Corleone et Ashe22, pas de Naps et Jul. Néanmoins, le premier point négatif qu’ils ont réussi à atténuer car conscients de ce dernier, c’est les démonstrations de style qui sont plus ou moins similaires tout au long du projet. L’homogénéité du projet est à 100% mais on arrive presque à se dire qu’il s’agit d’un seul long morceau de 30 minutes avec des changements de prods, ce qui n’aide pas au long terme pour la réécoute complet du projet bien que court soit-il. Mais le vrai aspect négatif et incontrôlé qui tourne autour du projet c’est la dimension « LMF » qui plane au-dessus. Ils n’y sont pour rien mais le succès explosif de Freeze Corleone avec l’album LMF fait souffrir les sorties du Professeur Chen avec le temps. SADIO RIYAD est un excellent projet, mais peut-être est-il sorti trop tôt et peut-être fallait-il laisser le temps au public d’ingérer le monstre LMF et les featurings qui ont suivi avant de replonger dans un projet de Freeze Corleone.
Néanmoins on salue la réelle démarche musicale de Freeze Corleone de ne pas revenir en solo mais de faire un projet commun avec Ashe22, alors en plein essor. Le jumelage entre la voix plus claire de Freeze et celle obscure d’Ashe22 fonctionne toujours aussi bien. On vous conseille réellement le projet, surtout quand il fait froid et sombre car le plaisir reste entier malgré les défauts qu’on peut y trouver.
S’il y a bien une chose qu’on peut en déduire de ces trois albums en commun c’est que ce n’est pas une volonté de faire de l’argent qui prime dans leurs sorties, car le public n’est pas le même aux rendez-vous. La véritable volonté, jusqu’à présent, est de sortir un projet unique, complémentaire et de qualité car malgré les difficultés qu’ils ont rencontré et les défauts qu’on peut leur trouver, on savoure les œuvres proposées. On espère véritablement que les rappeurs francophones seront intéressés à faire des projets collaboratifs inattendus, même si la rentabilité de ces derniers prend du temps. Pour la culture, la nôtre.