Vous, lecteurs, commencez à connaitre le 16 et son intérêt pour l’imagerie du hip-hop français. La musique est le centre du sujet, mais son illustration et la mise en image des artistes sont devenues, au fil des années et des évolutions technologiques et commerciales, très importantes et même capitales. Après plusieurs numéros de notre série Les 4 Covers, de nombreux épisodes Les 3 Clips, et notre interview croisée de Fifou et Paul-Henry Thiard, le temps était venu d’échanger avec un photographe qui nous fait aimer son art : David Delaplace.
David est originaire de Vigneux-sur-Seine, ville du 91, département de l’Essonne. Il y a passé toute sa vie, il y a vécu ses premières expériences, notamment celles appareil à la main, et il y voit encore aujourd’hui grandir sa fille. David est de la génération 90 : « La meilleure des générations j’ai envie de te dire (rires) ! Juste avant l’avènement d’Internet, et on a quand même grandi un peu avec. On sait s’en servir mais on ne se sert pas que de ça. ». Membre d’une fratrie de cinq enfants, grandi avec leur mère célibataire, David a un parcours qu’il décrit « typique d’un jeune con qui n’avait rien à faire à l’époque. J’ai arrêté l’école en troisième, j’ai aucun diplôme. ». Occupé à embêter les voisins du quartier et sans véritables passions, c’est plus tard qu’il découvre la photographie : « J’avais vingt-et-un ans ». Il a pris un appareil et a fait quelques photos pour l’un de ses frères qui faisait de la musique. David continue à appuyer sur le déclencheur, développe et recommence, jusqu’à y prendre goût. « Le manager Tito prince, un mec de mon quartier (rappeur important dans l’histoire du 91, ndlr) avait vu mes photos, et il m’a contacté par la suite. Je me suis dit : ‘faire des photos de rappeurs c’est cool ça !’. Du coup je suis allé voir sur Internet deux, trois trucs qui parlaient de photographes de rap et j’ai décidé d’essayer. »
La musique a toujours bercé David. À la maison, sa mère écoute beaucoup de chansons françaises comme Edith Piaf et Georges Brassens. Au quartier, le rap résonne partout et son grand frère lui partage ce qu’il écoute. « Ado en 2005 », David écoute « tout le rap de ces années-là ». Entre Sinik, Booba, Diams et LIM entre autres, Salif et Lino tournent en boucle dans le lecteur. « À cette époque-là je ne m’arrêtais pas à l’image. Il n’y avait pas trop de clips, pas d’accès à Internet constamment, pas d’ordinateurs à la maison. Le premier ordi c’est une daronne du quartier qui nous en a donné un… On achetait des magazines et des DVD de concerts » David se souvient d’un DVD gravé d’un concert des Psy 4 de la rime : « Tout était beaucoup plus cher et on n’avait pas l’oseille. En plus il fallait payer des forfaits, des cartes, c’était compliqué pour ma mère. C’est d’ailleurs là qu’on a commencé à niquer l’orthographe (rires) ! Quand le texto coûtait 10 centimes… en un texto j’te faisais un livre ! ». À ce moment-là, David était encore loin d’imaginer qu’il en éditerait pour de vrai des années plus tard.
Shooter Tito Prince l’amène à photographier le groupe de Grigny, La Comera, et d’autres « petits artistes du coin, mais qui étaient supers connus dans le 91 ». En plus des artistes, il se retrouve à shooter divers évènements urbains et se plait dans cette nouvelle occupation.
« Février 2014, un jour après deux/trois ans de photos et de formations on va dire, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. La photo s’ouvrait de plus en plus, des photographes ont explosé, les gens commençaient à s’intéresser aux photographes ce qu’ils ne faisaient pas avant, comme pour les beatmakers. Et à cette époque-là, il y avait Fifou c’est tout. Koria était là aussi, mais il était encore dans l’ombre, on en parlait très peu. Je sentais le besoin de faire quelque chose de grand ». Ce projet lui prendra trois ans de sa vie, et se traduira en 2017 par un magnifique objet. Plus qu’un livre de photographie, c’est un recueil sur l’histoire de cette musique qui nous est chère, une multiplication des portraits de ceux qui l’ont écrit, cet objet est « LE VISAGE DU RAP ».
Le premier artiste à participer au projet est nul autre que le grand Oxmo Puccino. D’un rendez-vous improbable obtenu la veille par l’intermédiaire d’une connaissance commune, David part à la rencontre d’Oxmo, qui valide le projet. Ce souvenir n’est pas celui d’un shooting seulement pour le photographe, mais d’une journée entière de ride, de studio et de photos partagées avec l’artiste.
Ce livre a rapidement participé à un élan de démocratisation du croisement de ces deux arts. « La photographie dans le rap, on l’a popularisé aussi. [A l’époque de la sortie du livre] Il y a eu une hype qui est arrivée, je me suis retrouvé avec des articles dans Libération, BFM, tout le monde parlait du livre et venait voir les expositions. » Jusque-là, les interviews de Fifou ou d’autres artistes de l’ombre se faisaient rares. Seulement lui et Elisa Parron se mêlaient régulièrement à ce jeu de questions-réponses. La mise en avant de cette profession en a fait rêver plus d’un, et en a poussé certains à se lancer dans l’aventure.
Depuis ce livre, une nouvelle série de bouquins est entamée dont le premier volume est sorti en fin d’année 2019. Intitulée « Les Off », ils sont pour David un moyen de faire plaisir à ceux qui aiment son travail, en dévoilant des souvenirs de backstages, et des photos jamais partagées. Sans oublier bien sûr les détails plus techniques pour ravir les intéressés : réglages photo, lumières et cadrages. Après le deuxième volume sorti fin 2020, le troisième est à venir dans quelques mois ! Si continuer à écrire et éditer des livres était une idée, sa détermination a fini par venir à bout d’une autre création : fini les questions improbables du « Trivial Pursuit », « Culture Rap » permet aux passionnés et amateurs de se confronter sur des questions, toujours à propos de cette musique, de son art et de son histoire.
Si la photographie est un monde qui lui plait et où il peut faire beaucoup de choses, David ne se considère pas comme un artiste arrêté : « Je vais là où le vent me mène. Aujourd’hui je suis photographe, dans 10 ans si ça se trouve je serai autre chose. Ce n’est pas dérangeant pour moi, ce qui est important c’est que je me plaise là où je suis. ». Afin de pouvoir continuer à sortir ses projets, et pourquoi peu ceux d’autres personnes, la création d’une maison d’édition serait pour lui une prochaine étape à accomplir. « Je suis un gars qui fulmine d’idées, j’ai tellement d’idées tout le temps que j’en applique que dix pourcents. Le principal c’est d’essayer à vivre en kiffant, sans avoir de patron derrière moi, de vivre convenablement, et de se faire plaisir ».
Pour David Delaplace, les meilleures séances shootings sont finalement les plus naturelles, et parfois les moins préparées. Le studio est réservé pour un après-midi, David y retrouve 7 Jaws, rencontré à une master class de Seezy et aujourd’hui devenu un réel ami au-delà du professionnel pour simplement s’amuser au studio. Le rappeur lui propose de faire sa cover de son EP (« Dalton », ndlr) lors de la séance : « On était dans le studio déjà. Je suis allé chercher chez un épicier une bouteille, et on s’est posé pour discuter : Comment allait s’appeler cet EP ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce que j’ai comme matériel ? « Tiens j’ai ça sous la main, allez viens on y va, on tente un truc ! ». On s’est amusé, on a rigolé, on a fait les cons et puis ça a donné cette cover ! » Une démarche totalement différente de celles qui sont totalement dictées. « Parfois, quand je fais des séances photos supervisées par des majors, des labels, des managers, des artistes… et où on a un rendu défini – c’est-à-dire qu’on doit avoir une pochette d’album, un livret huit pages, quatorze photos de presse– tu t’enfermes, tu te bloques dans des trucs. Là, nous on est au studio pour toute l’après-midi, il est déjà payé. On a du matériel, il a une cover à sortir. Si on y arrive en studio, on y arrive, mais à la base on n’était pas là pour ça ! »
Comme énoncé dans l’introduction, le 16 prête de l’importance à l’imagerie des artistes. Même si certains n’y prêtent peu d’attentions et réussissent quand même avec leur musique à toucher un très large public, l’imagerie reste « très importante » également selon le photographe. « Il y a beaucoup de gens qui se prennent pas la tête, je leur dis : « mais regardez, quand vous voyez l’imagerie de SCH ou de PNL, vous êtes tous entrain de bander et vous vous dites que les mecs sont trop forts ». Mais non, ils ne sont pas trop forts, ils font juste attention à chaque détails. Ils ont des bons stylistes, des bons réalisateurs, des bons photographes et ils calculent tout. Lefa aussi est dans cette démarche. Et du coup ils en viennent à admirer la qualité de ces imageries. ». David est parfois confronté à des demandes pour réaliser une cover de projet dont la deadline se situe deux semaines plus tard. Ces demandes peuvent aboutir mais ni la meilleure idée, ni la meilleure photo ne sera obtenue dans un délai aussi court, sans avoir laissé le temps à la réflexion et au partage comme nous le confie le photographe. Mais la donne commence à changer.
« Il y a des artistes qui ne s’y intéressent pas, et ça marche très bien. Sofiane, très concrètement, ça ne fait pas longtemps qu’il fait des clips beaucoup plus qualitatifs, mais ça ne lui avait pas empêché de fonctionner. Avant c’était beaucoup la rue, il va dans le quartier, il y a cinq cent personnes, c’est filmé avec un 5D, ils foutent le bordel et ça fait un clip ! C’est la rue de ouf, et c’est kaïra, mais c’était bien moins cinématographique qu’aujourd’hui. A partir du moment où [travailler son image] c’est une envie, il faut y aller complètement et comprendre que ça a des conséquences. Quand tu vas à ton interview, tu n’y vas pas en jogging éclaté, il faut faire attention à tout. Certes ce sont des coûts parce qu’il faut payer les stylistes, et payer chaque personne qui te prend en photos. Mais quand est-ce que tu as vu SCH en schlag ? Claquettes, pas coiffé, au réveil ? Jamais. A chaque fois qu’il sort, il fait une apparition. C’est une star ! ».
La trentaine passée, mais David Delaplace n’est devenu en aucun cas un consommateur aigri et méprisant du rap et des évolutions que connait ce dernier. La première évolution qu’il retient objectivement est sa relative perte de sens : « c’est moins politisé que ça pouvait l’être à notre époque, c’est un fait. Pour moi ça n’a pas d’importances, ça va aussi avec les époques : aujourd’hui la vie est peut-être plus cool qu’elle était dans les années 80’s. Les quartiers ne sont pas les mêmes qu’avant, beaucoup de choses sont différentes donc la musique évolue avec ça ». David se plait à faire l’analogie entre la musique et le vin : « il y a tellement de sorties, que si tu veux trouver quelque chose à ton goût, tu dois aller chez un caviste ». La grande diversité fait que la recherche est devenue impérative.
La principale évolution qu’il décèle est que le rap est beaucoup plus « musical » qu’avant : « T’écoutes des morceaux des années 90’s, juste ils débitent, ils débitent et ça en devient presque chiant. Aujourd’hui, je pense qu’on est dans un univers beaucoup plus musical. Je pense que le rap avant, a subi ce truc-là de ‘‘le rap, ce n’est pas de la musique’’. Mais si je suis très honnête, il y a quelque temps, le rap c’était difficile à écouter. Aujourd’hui frère, c’est abusé ! Tu trouves des musicalités venues du monde entier, des toplines de fou. Les mecs ne s’empêchent plus rien. En terme de créativité je trouve qu’on est beaucoup plus fort aujourd’hui qu’avant. Le rap perd un peu de ses punchlines, les textes sont un peu moins forts, un peu moins politisés, un peu moins riches, mais en même temps, personnellement je n’en ai rien à foutre qu’il soit politisé. Faut pas oublier que c’est du divertissement avant tout ! ».
Après avoir recueilli son point de vue sur la musique de nos jours, nous nous sommes intéressés au regard qu’il porte sur le croisement de la photographie et du rap, carrefour énormément mis en avant sur les réseaux sociaux. Le milieu est-il hyper compétitif ? David refuse de le voir ainsi puisque « des mecs qui travaillent dedans, qui peuvent faire des factures et qui sont payés pour, il n’y en a pas tant que ça ». Il préfère décrire le milieu comme « divisé » : d’un côté se trouvent des photographes, passionnés et motivés à l’idée de réaliser la meilleure image ; de l’autre s’amassent des personnes intéressées par le milieu plus que par l’art, misant sur l’effervescence autour des artistes pour gonfler leur égo via Instagram.
David se montre proche de son public sur les réseaux, et particulièrement avec les artistes en devenir : « J’ai un discord où il y a 400 photographes. On discute de tout et de rien, je parle avec chacun, je leur donne des conseils. Je leur dit : « les gars, arrêtez d’essayer d’aller juste sur des tournages pour dire j’ai shooté untel et untel. Formez-vous de votre côté, allez voir des artistes de vos villes qui sont pas forcément connus, mais quand vous ferez des erreurs ce ne sera pas grave. Si tu arrives sur un clip de Ninho, Koba ou je ne sais qui, et que tu fais de la merde, là c’est grave ! D’un œil aguerri, il y a énormément de photographes, mais je n’y vois pas beaucoup d’artistes »
Son message se finit très souvent par le même point : « trouvez-vous un projet » et inviter les artistes à participer à votre projet. Penser, réfléchir, créer et aboutir à quelque chose c’est ce qui motive le photographe à donner le meilleur de soi-même pour arriver au meilleur résultat. Si David continue sa route et à suivre sa créativité, il attend néanmoins avec impatience la reprise et la réouverture au public des expositions. Celles-ci ont toujours été très importantes dans la carrière de David, notamment dans la promotion de son ouvrage, mais la prochaine qui se prépare et qu’il nous tease devrait être majeure, à la fois pour lui et pour le Hip-Hop.